"Les lionnes", de Lucy Ellmann : un vertigineux torrent intérieur de plus de mille pages
Son quotidien et l’Amérique passés au filtre de la voix intérieure d’une mère au foyer.
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Publié le 07-10-2020 à 17h22 - Mis à jour le 07-10-2020 à 18h50
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On n’avait pas vécu pareille expérience de lecture depuis Rouge ou mort de David Peace. Incantatoire, hypnotique, obsessionnelle, l’écriture de l’écrivain anglais pouvait en agacer certains, mais en captiver d’autres, elle qui entraînait par son magnétisme. Pour ceux qui s’en délectèrent, ce fut un régal rarement égalé. Avec Les lionnes, son septième roman mais le deuxième traduit en français, Lucy Ellmann propose un roman d’une audacieuse et comparable ambition - il est constitué d’une seule phrase courant sur plus de 1100 pages -, qui confère lui aussi à une singulière traversée.
Ce texte fleuve est rythmé par l’expression "le fait que", inlassablement répétée. Si l’effet de scansion est réel, l’ensemble n’est jamais mécanique car l’énergie qui s’en dégage l’emporte. Le lecteur suit le cheminement incessant des pensées d’une mère de famille vivant dans l’Ohio. Ces "spirales vertigineuses" s’échafaudent d’une idée, d’une indignation, d’une joie, d’une envie, d’un souvenir, d’une crainte à l’autre. Les sujets bondissent, qu’il y ait ou pas de lien entre eux, quand ce n’est pas les sons ou les allitérations qui mènent la danse.
Ingénieure domestique
Cette femme, dont on ignore le prénom, pxasse l’essentiel de sa journée dans sa cuisine. Mère de quatre enfants, guérie d’un cancer, la quarantaine, elle gagne quelques dollars grâce à la vente de tartes tatin de sa fabrication. Elle a autrefois enseigné, mais sa timidité l’empêchait d’être à l’aise. Son mari, qui l’aime et la soutient ("le fait que son amour existe dans un monde où tout le monde se contrefiche de moi"), dit tendrement d’elle qu’elle est "ingénieure domestique". C’est grâce à son poste dans une université que la famille bénéficie d’une précieuse couverture médicale.

Préoccupée par le bien-être et l’avenir de ses enfants ("je trouve l’avenir absolument terrifiant […] même dans les dix prochaines minutes"), par les travaux qu’il faudrait réaliser dans leur maison, par ses provisions de pommes et d’œufs, cette femme est aussi assaillie par le fracas du monde. Les quelques mètres carrés de sa cuisine n’ont rien d’une forteresse, l’Amérique tout entière l’y assaille. "[…] les choses se polarisent de nouveau en ce moment […]", constate-t-elle, avant d’ajouter : "[…] l’histoire américaine est dans l’ensemble très violente […]". Qu’il s’agisse de la bêtise et des excès d’un Trump qu’elle ne cesse de vilipender, de la pollution, du taux de mortalité infantile aux États-Unis ("le plus élevé de tous les grands pays riches"), des tueries dans les écoles et au cœur des familles (et donc des armes à feu, dont le port n’est pas réglementé dans l’Ohio), de la cruauté de l’élevage intensif des poulets, du patriarcat, du massacre et de la déportation des Indiens, des Noirs qui sont tués sans raison par la police : les sujets qui la préoccupent ne manquent pas. Et puis, parfois, surgit le récit d’un rêve, "seul antidote à la réalité", avec ses délires mais aussi son inévitable part de vérité.
Inconsolable
Cette admiratrice de Babar (qu’elle ne cesse de relire à ses enfants) et de Laura Ingalls, cette cinéphile ("le fait que je me raconte parfois des intrigues de films quand je fais la cuisine ou que je n’arrive pas à dormir") qui regrette de ne pas avoir plus de temps pour lire, revient également abondamment sur son histoire familiale. "[…] la maladie de maman m’a brisée […]", répète-t-elle, inconsolable. Les épisodes joyeux ou manqués du passé resurgissent, la famille apparaissant dans ses failles puis, in fine, dans ses ressources. En écho à la maternité qui comble autant qu’elle tétanise la narratrice, se dessine le parcours d’une cougar aperçue dans vingt endroits différents, mythe populaire créant la panique, qui se méfie des hommes et n’a d’autre but que de retrouver ses petits étrangement disparus.
À partir d’une voix intérieure issue de la part la plus intime d’une femme qui manque de confiance en elle mais pose un regard éclairant et parfois décapant sur sa vie comme sur le monde, Lucy Ellmann (née en 1956 à Evanston, elle vit à Édimbourg) touche à l’essence de toute vie pleinement vécue dans la communauté des hommes. Vertigineux et captivant, Les lionnes, finaliste du Booker Prize 2019, prouve que la littérature peut encore être le lieu d’une riche aventure.
- Lucy Ellmann | Les lionnes | roman | traduit de l’anglais par Claro | Seuil | 1144 pp., env. 27 €, version numérique 18,99 €

EXTRAIT
"(...) Maman, le fait qu'elle me manque, le fait que sa maladie m'a abattue, le fait que ça m'a brisée, le fait qu'il faut vivre dans le présent, le fait que le soleil continue à se lever tous les matins, et qu'il y a le crépuscule, quand le ciel rougeoie, le fait que ça a lieu deux fois par jour, le fait qu'il existe des marcassins, et Leo et moi dormons ensemble presque chaque nuit, et les enfants sont en bonne santé, le fait que Bette Davis a dit de ne jamais regarder en arrière, le fait qu'il faut aller de l'avant, le fait que bon, c'est dur de se dire que Hanford déverse des déchets radioactifs dans l'océan Pacifique depuis les années 40, déverser, averse, et que des tas de gens ont le cancer, cluster, Custer, néonazis, le fait que c'est plutôt bizarre pour un gouvernement d'empoisonner ses propres citoyens, punaise, le fait qu'on pourrait croire que ces gens sont censés nous protéger, budget de la Défense, trafic d'armes, ingérence russe, ouragans, émission de vapeurs, vapoter (...)