À travers Samuel Pozzi revit la Belle Époque
Au départ d’un tableau de John Singer Sargent, c’est tout le Paris d’une période charnière que Julian Barnes fait revivre.
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Publié le 08-10-2020 à 09h55 - Mis à jour le 10-11-2020 à 12h10
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Julian Barnes aime varier ses plaisirs d’écriture. On l’avait quitté avec La seule histoire (2018), roman exquis retraçant la trajectoire d’un jeune homme qui goûte aux merveilles de l’amour avant d’en découvrir les turpitudes. Avant cela, il nous avait ébloui avec Le fracas du temps (2016), magistrale réflexion sur la position délicate d’un artiste (Chostakovitch en l’occurrence) dès lors qu’il est pris dans les rets d’un pouvoir qui n’hésite pas à supprimer ses opposants. L’homme en rouge, qui vient d’être traduit en français, est encore singulier : à partir d’un tableau vu en 2015 dans une salle de la National Gallery, à Londres, l’auteur du Perroquet de Flaubert nous entraîne dans une ambitieuse fresque dépeignant le Paris de la Belle Époque.
Un homme discret
Le tableau en question s’intitule Le docteur Pozzi dans son intérieur, et a été peint par John Singer Sargent en 1881. Roturier au nom italien, Samuel Pozzi est né à Bergerac en 1847. Étudiant brillant à Paris, il devient médecin gynécologue et s’y installe. Marié, père de trois enfants, il se consolera dans d’autres bras de l’indifférence grandissante de sa femme qui lui préfère sa mère. Il sera un temps l’amant de Sarah Bernhardt - le début d’une "amitié qui allait durer un demi-siècle". Une conquête parmi d’autres, même si l’homme demeura toujours extrêmement discret.

Comme le rappelle Julian Barnes, La Belle Époque est cette "période de paix en France entre la catastrophique défaite de 1870-71 et la catastrophique victoire de 1914-18". Il poursuit : "La Belle Époque : classique image de paix et de plaisirs, de séduisant éclat avec une bonne touche de décadence, une ultime floraison des arts, et une ultime floraison d’une haute société bien installée avant que, tardivement, toute cette douce chimère ne fût balayée par un XXe siècle métallique qu’on ne pouvait leurrer […]." Parce qu’il est l’un des meilleurs médecins de son temps (bientôt reconnu dans le monde entier), qu’il fait montre d’un tempérament agréable et d’une fine intelligence, qu’il charme autant les femmes que les hommes, mais aussi parce qu’il a de l’entregent, Pozzi brille comme membre éminent de la bonne société parisienne. Sa minutieuse enquête pousse Julian Barnes à conclure : "Ce qui est surprenant, vu ce que l’époque avait de frénétique, rancunier et perfide, c’est la relative rareté des ennemis qu’il se fit dans la vie". Ses contemporains se nomment Oscar Wilde, Gustave Flaubert, Marcel Proust, Henry James, Léon Daudet, Edmond de Goncourt, Gustave Moreau ou Edgar Degas - qu’il fréquente pour la plupart.
Espiègle
Fervent lecteur, grand amateur d’art - il a livré avec Ouvrez l’œil ! en 2017 un recueil de chroniques consacrées à ses peintres préférés -, Julian Barnes nous guide en connaisseur au fil de pages illustrées, documentées, où vibrionne son esprit espiègle (ce sont ainsi les photos de la série Célébrités contemporaines produite par Félix Potin, offertes entre 1898 et 1922 dans les paquets de cigarettes et qui pouvaient être collées dans des albums, qui illustrent les personnes citées). Qu’il s’agisse d’art, de duels, de dandysme, de vie en société, des côtés les moins reluisants de cette ère ou de comparaisons entre l’Angleterre et la France, ses réflexions sont toujours allègres et révélatrices, portées par une écriture qui enchante par sa finesse et son excellence. Au passage, il aura placé quelques clins d’œil appuyés à l’art du romancier, et aux lacunes que, dans la démarche qui est ici la sienne, il n’a pu combler. "On ne peut pas savoir" donne dès lors à ce pénétrant voyage dans le temps une aura toute mélancolique.
- Julian Barnes | L’homme en rouge | récit | traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin | Mercure de France | 299 pp., env. 23,80 €, version numérique 16,99 €
EXTRAIT
"Je me suis donc moins intéressé à Pozzi le séducteur, et davantage à Pozzi le mari et père souvent stressé, Pozzi le médecin toujours curieux de tout, Pozzi le voyageur, Pozzi le gentleman et homme du monde (Pozzi le snob ?), Pozzi l'internationaliste, le rationaliste, le darwiniste, le scientiste, le moderniste. Pozzi, l'homme qui ne perdait jamais un ami (du moins tant que l'ami n'était pas antidreyfusard). Pozzi, un homme sain d'esprit dans une époque démente."