Le prix Nobel couronne la poésie du silence de Louise Glück
Une fois encore, l’Académie suédoise a déjoué les pronostics en couronnant, ce 8 octobre à Stockholm, la poétesse américaine Louise Glück, déjà unanimement reconnue aux États-Unis.
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Publié le 08-10-2020 à 20h11 - Mis à jour le 25-02-2021 à 16h19
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En plus de cinquante ans, celle qui enseigne à l’Université de Yale a publié treize recueils et plusieurs essais sur la poésie. Elle avait déjà reçu le prix Pulitzer en 1993, et le National Book Award en 2014 pour ce qui est son dernier titre paru, Faithful and Virtuous Night. Autrice d’une œuvre entamée en 1968, elle a admis avoir été influencée par le poète irlandais William Butler Yeats et l’Américain naturalisé britannique T.S. Eliot. Elle est née à New York en 1943 dans une famille qui a encouragé l’enfant solitaire qu’elle était à exprimer sa créativité.
Nuance et subtilité
Louise Glück est "une poétesse du changement radical et de la renaissance", a salué le président de l’Académie, Anders Olsson, lors de la proclamation du prix. À 77 ans, elle est couronnée "pour sa voix poétique caractéristique qui, avec sa beauté austère, rend l’existence individuelle universelle", a-t-il ajouté.
Maître de conférences en littérature anglo-américaine à l’Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne, Marie Olivier a consacré sa thèse à la poésie de Louise Glück. Le prix Nobel de littérature "est une très bonne nouvelle pour la poésie américaine contemporaine, se réjouit-elle. C’est la victoire de la subtilité et de la nuance, ce qui n’est pas gagné dans le monde d’aujourd’hui."
"La poésie de Louise Glück évite tous les paradigmes , poursuit-elle. Chez elle, rien n’est blanc, rien n’est noir, tout est dans le non-dit, la ponctuation." Ce qui avait convaincu Marie Olivier de l’étudier tient au fait qu’"elle n’est pas une voix exclusivement féminine - ce que le comité a bien compris puisqu’il a souligné l’universalité de sa poésie. C’est une poétesse de l’intime, pas du personnel : elle s’adresse à chacun d’entre nous." Concrètement, cela signifie que le "je" omniprésent qui s’exprime "n’est ni homme ni femme et, s’il peut l’être dans certains poèmes, ce n’est pas cela qui importe. Ce qui prime, c’est l’expérience, le vécu, et cette expérience-là n’est pas forcément genrée". De plus, c’est un "je" qui "prend des masques, qui est défiguré par l’écriture. Cela vaut pour tous les écrivains, mais avec Louise Glück ces masques deviennent des personnages de la mythologie grecque, ou issus de l’Ancien Testament (elle est d’origine juive), mais cela peut aussi être un petit garçon. Ces ‘je’ nous font part d’un vécu, d’une émotion, d’une expérience ou simplement d’une contemplation. Par exemple, cela peut être juste le fait de se tenir près d’une porte et regarder son père faire un salut de la main. C’est une poésie du silence, de l’implicite, voire de l’indicible".
Marie Olivier constate encore de Louise Glück qu’elle "échappe aux qualificatifs qui pourraient la définir. À la manière d’Emily Dickinson, vous ne pouvez dire d’elle qu’elle appartient à telle ou telle école. C’est juste une voix, une écriture rétive aux catégories". Au fil du temps, celle-ci a évolué. "Au début, ses poèmes étaient brefs, et d’une ironie particulièrement incisive. Alors que dans ses deux derniers recueils, A Village Life et Faithful Virtuous Night, le souffle est plus ample, plus narratif, même lyrique dans un sens musical."
Mille lectures
Si aucun fil rouge ne traverse son œuvre, ses poèmes "évoquent la perte, le deuil, l’anorexie à ses débuts, alors que récemment c’était plutôt le fait de vieillir" - des thèmes liés à son expérience personnelle. "Il ne faudrait pas réduire son œuvre à des thématiques, mais plutôt à une écriture : il n’y a qu’en la lisant que nous, lecteurs, pouvons trouver en quoi sa poésie a de la valeur pour nous. On peut avoir mille lectures de ses poèmes, parce que tout est dans les interstices de sa langue et de ses vers."
"Cette simplicité illusoire est difficile à traduire", précise encore Marie Olivier, qui a, jusqu’ici, vainement tenté de trouver un éditeur français autre que des revues. "Il n’y avait pas d’intérêt pour Louise Glück. Parce que c’est financièrement difficile de publier de la poésie en France en général, mais aussi parce que sa poésie n’est pas accrocheuse : elle n’est ni politique ni féministe, elle ne revendique rien." L’attribution du prix Nobel devrait vraisemblablement convaincre un éditeur de se lancer dans l’aventure. Une curiosité est assurément née.
La lauréate 2018-"2019"
À cause de révélations d’agressions sexuelles et de favoritisme, plusieurs membres de l’Académie suédoise en charge de l’attribution du prix Nobel de littérature, fondée en 1786, avaient démissionné, ce qui avait conduit à l’annulation du prix en 2018. Olga Tokarczuk avait ainsi été couronnée avec un an de retard, Peter Handke l’avait été pour 2019, les deux attributions ayant été proclamées simultanément. En même temps qu’un recueil de nouvelles, Histoires bizarroïdes (traduit du polonais par Maryla Laurent, aux éditions Noir sur Blanc, 183 pp., env. 19 €, version numérique 12,99 €) vient de paraître le discours prononcé lors de la réception du Nobel par Olga Tokarczuk, accompagné de deux inédits. Dans ce texte prononcé le 7 décembre 2019, l’autrice polonaise s’inquiète du fait que "nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde". Elle déplore également que la division en secteurs éditoriaux, instituée par la commercialisation, "exclut l’excentricité ; or, l’art ne saurait exister sans elle". Mais, in fine, elle se veut optimiste, et en appelle à la force de la littérature : "Je rêve de points de vue élevés et de vastes visions, où le contexte dépasserait largement ce à quoi nous pourrions nous attendre. Je rêve d’un langage qui saurait exprimer l’intuition la moins claire, je rêve de métaphores qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d’un genre qui aurait du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs." Des mots forgés dans une forte ambition. (G.S.)
Olga Tokarczuk, "Le Tendre Narrateur", traduit du polonais par Maryla Laurent, Les éditions Noir sur Blanc, 71 pp., env. 10 €, version numérique 6,99 €
Les précédentes
1909 Selma Lagerlöf (Suède)
1926 Grazia Deledda (Italie)
1928 Sigrid Undset (Norvège)
1938 Pearl S. Buck (États-Unis)
1945 Gabriela Mistral (Chili)
1966 Nelly Sachs (Allemagne)
1991 Nadine Gordimer (Afrique du Sud)
1993 Toni Morrison (États-Unis)
1996 Wislawa Szymborska (Pologne)
2004 Elfriede Jelinek (Autriche)
2007 Doris Lessing (Grande-Bretagne)
2009 Herta Müller (Roumanie/Allemagne)
2013 Alice Munro (Canada)
2015 Svetlana Aleksievitch (Biélorussie)
2018 Olga Tokarczuk (Pologne), attribué en 2019
2020 Louise Glück (États-Unis)