Au bord de l’eau, juste avant le désastre
"Mon père et ma mère", roman posthume magnifique d’Aharon Appelfeld mort en 2018.
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Publié le 09-10-2020 à 15h24 - Mis à jour le 09-10-2020 à 15h39
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Le grand écrivain israélien Aharon Appelfeld mort en 2018 à 85 ans avait encore publié quelques romans non traduits en français dont ce lumineux Mon père et ma mère publié en 2013 en hébreu.
L’écrivain avait été séparé très tôt de ses parents. Né en 1932 dans un village près de Czernowitz, ville roumaine aujourd’hui en Ukraine, dans une famille juive, sa mère est assassinée par les nazis et lui est déporté avec son père dans un camp. Il s’en évade seul en 1942 et survit ensuite dans les forêts, "adopt é par un gang de criminels ukrainiens". Recueilli ensuite par les Soviétiques, il devient "gar ç on de cuisine" pendant neuf mois pour l’Armée rouge, qu’il quitte en 1945. Il immigre un an plus tard en Palestine mandataire.
La rivière Pruth
Dans ce roman qui se déroule en 1938, il se souvient des vacances qu’il passait enfant avec ses parents dans une isba qu’ils louaient au bord de la rivière Pruth, un affluent du Danube en Roumanie.
Tout est d’apparence si calme et vu à travers les yeux d’un enfant. Il observe ses parents et leurs différences : "Mon père réclamait des idées, des idéaux, qui ne manquaient jamais de le décevoir. En fin de compte ma mère était plus heureuse que lui. Elle trouvait toujours une fleur ou un objet dont elle pouvait s’émerveiller."
Dans cette famille juive, la mère est plus pratiquante que le père qui préfère partir à cheval avec son fils voir un prêtre orthodoxe dans la montagne.
"Les désaccords entre mon père et ma mère sont multiples et il en surgit toujours de nouveaux. Seul le Pruth dans lequel ils nagent avec les mêmes gestes et au même rythme les réunit."
Garder l’enfant en soi
L’enfant observe, écoute, et c’est toute une humanité qui défile. Il y a l’homme à la jambe coupée qui a mal investi en plaçant tout son argent dans l’immobilier au moment où les Juifs veulent fuir l’orage qui gronde. Il y a P., la femme si belle que les Juifs n’appellent que par cette initiale. Il y a celle qui se déshabille brusquement pour plonger nue dans la rivière. Il y a Rosa Klein qui lit dans les lignes de la main mais ne voit pas la catastrophe et Karl Koenig, l’écrivain qui inspire au narrateur, Erwin, l’envie de devenir à son tour écrivain "comme Jules Ver ne ". Erwin dit à tout le monde qu’il a "dix ans et sept mois", il est le double d’Appelfeld.
Ce monde au bord de l’eau, vit une douceur et un calme trompeurs. Tout au long du livre, on ressent sous-jacente la déflagration qui va arriver et qui n’est jamais évoquée.
Beaucoup de familles juives ont déjà compris et sont parties ailleurs. Mais les parents du petit Erwin se forcent à ne pas croire à l’incroyable. Même quand les habitants qui louent leurs isbas aux Juifs leur disent : "Le Messie ne supporte pas les Juifs. Bientôt, il leur donnera ce qu’ils méritent". Même quand un jour, les paysans armés de bâtons, viennent sur la plage où se reposent les vacanciers pour frapper tous les Juifs.
Même bastonnés, les parents feignent encore de croire que cela passera : "Les gens assis sur la rive laissaient échapper des arguments qui se voulaient apaisants : la grande culture allemande ne va pas supporter d’être dominée par un dictateur. La barbarie appartient à l’Est. La culture occidentale connaît la retenue."
La belle P. voit juste quand elle s’écrie : "J’ai peur. Nous sommes entourés de gens mauvais. Où vais-je trouver refuge ? De toute façon on m’attrapera."
Ce roman d’une grande simplicité apparente mais où tout résonne si juste, est aussi une réflexion sur l’écriture : "Il n’y pas d’artiste sérieux sans l’enfant qui est en lui, écrit Appelfeld. C’est cet enfant qui le sauve des paroles inutiles, de la tendance à chicaner, de l’habileté ou de l’hypocrisie auxquelles un homme est amené à recourir selon les circonstances."
Mon père et ma mère Roman De Aharon Appelfed traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, Editions de l’Olivier, 298 pp. Prix env. 22 €
