Dans l’ombre de ceux qui gouvernent
Charles Zorgbibe présente seize éminences grises, dont Jean Monnet et une femme, Juliette Adam.
Publié le 09-10-2020 à 15h20 - Mis à jour le 09-10-2020 à 15h39
Doyen de la Faculté de droit de Paris-Sud, recteur d’Aix-Marseille, professeur à la Sorbonne, Charles Zorgbibe est aussi un biographe (Metternich, Guillaume II, Theodor Herzl, d’autres) qui associe à une documentation étendue une compréhension humaine de ses personnages. Cette fois, il s’est intéressé aux conseillers des princes qui nous gouvernent, leurs "éminences grises". Éminence, parce que Richelieu avait demandé à Rome le chapeau de cardinal pour le père capucin Joseph dont il avait fait son conseiller et factotum, mais qui mourut avant de le recevoir ; grise en raison de la couleur de sa bure.
Le Raspoutine de la Maison Blanche
L’historien distingue cinq types de ces conseilleurs en fonction de leur relation avec leur conseiller. Dans la plus intense, le conseilleur devient véritablement le "double" du prince, partageant ses desseins, le rencontrant à tout moment, habitant parfois même auprès de lui. Ce fut le cas notamment du colonel Edward House, qui déchargea le président Wilson de ce qui l’ennuyait, s’érigea en "surveillant général du gouvernement" et multiplia les voyages en Europe pendant la Première Guerre mondiale. Dans la Seconde, Harry Hopkins fut le conseilleur le plus intime du président Roosevelt et son représentant personnel auprès de Churchill et de Staline. Ses ennemis l’avaient surnommé "le Raspoutine de la Maison Blanche".
En France, la proximité de Jacques Foccart avec le général de Gaulle "ne peut être comparée qu’à celle du P. Joseph avec Richelieu : les mêmes entretiens quotidiens, les mêmes secrets partagés, le même rôle, sinon de surveillant, du moins de coordinateur des services de l’État". Il sera, par ailleurs, son "Monsieur Afrique". Quant à François de Grossouvre, sa connivence avec Mitterrand, qui lui donna un bureau à l’Elysée, résultait de 22 ans de combat politique commun et de secrets de leurs vies privées partagées - il est le parrain de Mazarine.
Les "éminences grises d’occasion" constituent une seconde catégorie d’inspirateurs du pouvoir. Ce fut le cas, notamment, du grand historien Jacques Bainville, qui fut chargé en 1916 d’une mission d’observation sur la situation en Russie. Il en rapporta des observations que confirmera le monumental Novembre 1916 de Soljenitsyne. Ce fut le cas aussi d’André Gide, qui visita l’Afrique occidentale française (Gabon, Centrafrique, Congo, Tchad) en 1925-26. A son retour, il dénonça le régime des "grandes concessions" qui découpaient l’AEF en 40 immenses territoires "concédés" à des entreprises qui exploitaient le latex, le cuivre, l’ivoire au mépris de la vie, de la liberté, de la santé des populations locales. Voyage au Congo déclencha de vifs débats à la Chambre des députés et à la Société des Nations à Genève. Précision : Gide, en homme de son temps ne contestait pas le principe de la colonisation, mais ses abus.
Plus puissante que tous nos ministres !
Autres types d’éminences grises, les inspirateurs. En tête de ceux-ci Jean Monnet, qui a forgé dan le secret au Commissariat français au Plan le concept de communauté européenne supranationale, et qui a choisi Robert Schuman pour porter son projet sur la scène politique. D’autres encore ? Le prince polonais Adam Czartoryski auprès du tsar Alexandre II. L’Allemand Fréderic Gents auprès du chancelier autrichien Metternich. Le mystérieux baron Friedrich von Holstein sous Guillaume II. D’autres encore. Et une femme, l’écrivaine Juliette Adam (1836-1936) qui fut l’égérie de Gambetta dans la IIIe République naissante. Flaubert la décrivit "plus puissante que tous nos ministres". Mais comment se fait-il que le moine Raspoutine et l’économiste John Keynes soient absents de ce passionnant ouvrage ?
Les éminences grises biographie De Charles Zorgbibe, Ed. de Fallois, 496 pp. Prix env. 24 €, version numérique 17,99 €
