Fang Fang, contre vents et marées
L’écrivaine témoigne avec humanité du confinement à Wuhan. Mais, en réclamant des comptes, elle est devenue une cible.
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Publié le 09-10-2020 à 15h26 - Mis à jour le 09-10-2020 à 15h39
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"Mes amis, ne me parlez surtout pas de victoire." Le 10 mars, alors que le président Xi Jinping effectue une visite surprise à Wuhan, épicentre de l’épidémie due au coronavirus, Fang Fang écrit, dans un billet qui sera lu par des millions de personnes sur Internet : "Souvenez-vous, il n’y a pas de victoire, seulement une fin." La romancière chinoise, à contre-courant du discours officiel célébrant l’efficacité des autorités communistes face au virus, ne manque pas d’audace. Durant 60 jours, du 25 janvier au 24 mars, Fang Fang, 65 ans, confinée avec son vieux chien, a livré sur Internet ses impressions, ses informations, ses humeurs, ses tranches de vie dans une chronique érudite, empreinte d’humanité, de bon sens et d’intégrité. L’auteure des Funérailles molles (L’Asiathèque) a beau être une éminente écrivaine, elle ne s’attendait pas à ce que des millions de lecteurs guettent son texte chaque soir, veillant parfois jusqu’à minuit pour pouvoir le lire.La Chine est décidément moins monolithique qu’on ne le pense souvent ici.
Fang Fang, ex-présidente de l’Association des écrivains du Hubei, témoigne de la panique qui a d’abord saisi les habitants de sa ville, quand ils ont appris, le 20 janvier seulement, que le virus pouvait se transmettre d’humain à humain. Elle évoque l’indignation qui a suivi, les longues journées de tristesse et d’impuissance, puis l’ennui et l’impatience. Elle célèbre le courage des blouses blanches, elle s’émerveille des élans de solidarité, de la générosité de ses voisins et collègues de la résidence de l’Association des écrivains, elle appelle à coopérer avec le gouvernement face au seul ennemi : le virus. Mais, aussi, elle relaie les témoignages de soignants exténués et de patients effondrés, elle parle des familles décimées et des funérariums débordés. Et, surtout, elle pose des questions qui dérangent, inlassablement, et réclame des comptes, sans cesse.Son intention de départ "n’était pas de critiquer quiconque (le vieil adage ne dit-il pas ‘On réglera nos comptes après la moisson d’automne’ ?)", explique-t-elle. "Néanmoins, au fil de mon écriture, je sens qu’une réflexion s’impose."
Pourquoi avoir fait taire les lanceurs d’alerte, comme le Dr Li Wenliang, emporté par le Covid-19 ? Pourquoi les journalistes et les médecins n’ont-ils pas mieux informé le public ? Pourquoi avoir tant tardé avant de dévoiler la dangerosité du virus ?"Le travers consistant à ne rapporter que les bonnes nouvelles et à cacher les mauvaises, l’habitude d’empêcher les gens de révéler la vérité et la population d’y avoir accès, le mépris pour la vie individuelle, tout cela nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui." Fang Fang tempête. "Le peuple n’en peut plus de toute cette arrogance ignare ni de toutes ces fautes commises de manière éhontée." Il faudra que les responsables paient. "Les Chinois ont toujours détesté reconnaître leurs erreurs, et manifestent rarement leur repentir, encore mois leur culpabilité." Mais, "tant que nous serons vivants, nous devrons nous battre pour que justice soit rendue" aux victimes. "Nous devrons poursuivre, jusqu’au bout et à chaque échelon, les responsables pour leur négligence, leur inaction et leur irresponsabilité."
Censure et virulentes attaques
Fang Fang, qui voulait montrer comment les Wuhanais avaient survécu à "la catastrophe", espérait que d’autres laisseraient aussi leur trace de l’histoire. En français, il y a le journal de Chen Bingtao, de moindre portée mais éclairant dans ses anecdotes, qui témoigne notamment du choc des cultures, dans Wuhan confidentiel. D’un confinement à l’autre (Flammarion). Après avoir été coincé dans l’appartement de ses parents à Wuhan, l’ingénieur relate sa sidération face au déni français lorsqu’il a enfin pu rentrer chez lui à Paris. Il y a aussi, partiellement, Un hiver à Wuhan (Verticales) : des souvenirs d’Alexandre Labruffe, qui dépeint par touches ses années chinoises, depuis 1996, jusqu’à sa nomination en 2019 comme attaché culturel dans la désormais célèbre ville (dont il s’envolera avant la mise en quarantaine). Au fil de ce récit fragmenté, déjanté, il décrit un "pays des merveilles horrifiques", qui "fabrique des dystopies". Une Chine hallucinée, polluée, sous surveillance. Des espions se sont introduits dans ses appareils électroniques, pense-t-il. "Je rencontre l’écrivaine Fang Fang, elle me parle de… Curieux, la phrase ne s’écrit pas. Mon clavier s’autocensure."
Clin d’œil à celle dont les réflexions déplaisent aux censeurs du web. "La technologie mal intentionnée n’(est) pas moins à craindre qu’une épidémie", écrit-elle. Ses billets, publiés sur les réseaux sociaux Weibo et WeChat notamment, disparaissent régulièrement. "Le ciel est sombre aujourd’hui. Je me sens d’une humeur assez semblable", écrit-elle un jour. "Il fait beau de nouveau", reprend-elle le lendemain. "Cette alternance de grisaille et de soleil me fait penser à mon journal: un jour bloqué, l’autre non." Mais "bien que mes articles soient effacés les uns après les autres, au fur et à mesure que je les publie, je n’ai pas l’intention de renoncer à écrire", dit-elle. La pression des "ultra-nationalistes", de plus en plus pesante au fil du temps, n’aura pas plus raison de son journal. Victime d’"offensives diffamatoires" d’une meute qui la considère comme une traîtresse, elle se demande pourquoi "un journal intime non violent comme le (sien) est la cible d’attaques, d’insultes et de malveillances". "Qui sont ces gens ?", "qui les incite à m’attaquer ?", "aurais-je tué leur père dans une autre vie pour qu’ils me haïssent tant ?" Et comment peuvent-ils "proférer toutes ces insanités mensongères sur Internet sans que quiconque supprime jamais leurs publications et que leurs actions soient jamais entravées" ? Les "ultra-nationalistes chinois conduisent le pays et son peuple au désastre. Ils ne désirent rien tant que revenir à la Révolution culturelle, car ils sont trop hostiles à la politique de réforme et d’ouverture", affirme-t-elle. À un (soi-disant) adolescent qui l’a interpellée, elle, qui a grandi sous la Révolution culturelle, répond : "Vous devrez, vous aussi, lutter avec vous-mêmes pour extraire tous ces poisons et ces déchets déversés dans votre esprit durant votre jeunesse". En attendant, si son journal n’était "pas destiné à marquer durablement les esprits", "ces milliers d’attaques contre (elle) devraient finalement lui assurer une longue prospérité".
Wuhan, ville close Journal De Fang Fang, Seuil, 380 pp. Prix env. 22,50€, version numérique 15,99€

Un hiver à Wuhan Récit de souvenirs De Alexandre Labruffe, Gallimard, 128 pp. Prix env. 12€

Wuhan Confidentiel Journal De Bingtao Chen avec Stéphanie Thomas, Flammarion, 224 pp. Prix env. 17€
