"Il faut vivre… Accrochez-vous"
"Tout est perdu. Tout est splendide". Tout se joue entre ces deux courtes phrases qui terminent le récent livre de Sarah Chiche dont le nom a été retenu sur les premières listes de trois des grands prix littéraires à venir.
Publié le 09-10-2020 à 15h33 - Mis à jour le 14-10-2020 à 16h19
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"Tout est perdu. Tout est splendide". Tout se joue entre ces deux courtes phrases qui terminent le récent livre de Sarah Chiche dont le nom a été retenu sur les premières listes de trois des grands prix littéraires à venir. Tout est surtout perdu et ressenti comme tel pour l’héroïne de la romancière - aussi essayiste, psychologue clinicienne et psychanalyste - qui signe là son quatrième roman. Perte du père dont les derniers mots écrits furent "Ma femme, ma fille" mais qu’à quinze mois, l’enfant n’avait pu connaître. Perte de ceux qu’elle avait aimés, parfois haïs, et de leur monde dissous. Perte de repères, de souvenirs. Perte de l’estime de soi… Voilà un roman dont il vaut mieux se méfier si l’on cherche à se prendre quelques couleurs au moral. Le deuil, le chagrin, la douleur, les rancœurs, la solitude s’y mêlent avec une insistance parfois éprouvante.
Lorsque, pourtant, on se laisse happer par l’histoire, on comprend que Sarah Chiche joue une partition de vie où la détresse ressassée jusque dans une folie morbide peut trouver un exutoire dans l’affrontement et le dépassement de tout ce qui a tant ébranlé les forces en soi : les êtres disparus, les pensées, rêves, passions, déchirures, manques, "tout ce qui nous a tués et ne nous atteindra désormais pas plus qu’un souffle de vent". L’écriture offrant de transcender le tout.
Noire dépression
L’homme qui se meurt d’une leucémie, entouré des siens, a 34 ans. Il aimait sa femme "jusqu’à la brûlure". On ne dira pas à sa petite fille que son père est mort. Elle le croira simplement disparu mais son enfance se trouvera hantée par lui auquel elle fera plus tard la promesse d’écrire sa tragique histoire et celle de ceux qui l’ont traversée. Un grand-père médecin qui avait perdu clinique prospère et domaine fabuleux en fuyant l’Algérie de l’indépendance avant de tout reconstruire en France avec l’appui de la richissime grand-mère. L’oncle et ses embrouilles : à l’injonction de devenir médecins à leur tour, le plus jeune des deux fils ne suivra pas son brillant aîné, se réfugiant, timide et contempteur d’étoiles, dans la lecture et la beauté, épousant une femme éblouissante en l’arrachant à la prostitution… Et donnant ainsi à son frère des raisons de le jalouser.
Dans ce monde d’ambitions, d’argent, de rivalités, de mépris mais d’affection, des excès de la colonisation et de la mélancolie d’un passé enfoui, la petite fille ressent que "C’est long, l’enfance". Sa mère lui dira qu’elle est née d’un "immense amour", avant que, seule et libre, elle ne brade l’estime d’elle-même, convaincue d’avoir tout raté, et ne se réfugie dans une noire dépression - évoquée avec un réalisme saisissant - en rompant avec ce qu’elle avait été.
Inscrivant des fulgurances de lumière dans les méandres de cette désolation, Sarah Chiche pointe d’un regard aigu les vicissitudes du monde et les ambiguïtés des comportements humains. Alternant le souci du détail et le sens de l’ellipse mais se complaisant dans des descriptions parfois pénibles, elle suit un chemin tourmenté et dur vers un apaisement éclairé. Où l’on se prend une respiration comme celle du noyé qui émerge à l’air libre.
Saturne Roman De Sarah Chiche, Seuil, 208 pp. Prix env. 18 €, version numérique 12,99 €
