Miguel Bonnefoy : "C’est très important pour moi de pouvoir créer des figures de femmes fortes, puissantes, courageuses, intelligentes"
L'auteur franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy est encore en lice pour le Grand prix de l'Académie française avec son fabuleux "Héritage". Une saga sur un siècle de quatre générations de Français au Chili. Entretien.
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- Publié le 02-11-2020 à 11h08
- Mis à jour le 24-07-2021 à 19h10
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Dans les premières listes des prix de la rentrée 2020, le Franco-Vénézuélien Miguel Bonnefoy était sélectionné pour le Grand prix de l’Académie française, le Fémina et le Goncourt. En dernier ressort, il figure parmi les finalistes dudit Grand prix, pour son fabuleux Héritage – mais la remise initiale (29 octobre) est différée pour cause de fermeture des librairies en France. Fils d’une Vénézuélienne et d’un Chilien, Miguel Bonnefoy est né à Paris en 1986. Après 14 ans passés au Venezuela (d’où sa nationalité franco-vénézuélienne), il a entamé des études supérieures dans la capitale française. Parfait bilingue français-espagnol, il a opté pour les lettres modernes et s’est spécialisé dans la littérature engagée du XXe siècle. Il est ensuite retourné au Venezuela pendant 4 ans au moment de la révolution bolivarienne. “C’était important pour moi d’être dans ce processus bolivarien afin de pouvoir comprendre ce qui était en train de se passer”, raconte-t-il quand on l’a joint par téléphone jeudi 22 octobre. A la mort d’Hugo Chavez en mars 2013, il s’installe à Paris, écrit son premier roman, Le voyage d’Octavio. Suivra ensuite Sucre noir. Dans Héritage (Arts Libre, 21/10/2020), l’écrivain met notamment en scène sur un siècle (1870-1973) quatre générations de Français au Chili. Un récit enlevé, qui porte haut la beauté de la langue française et recourt avec maîtrise au réalisme magique. Ca, c'est pour la forme, car en ce qui concerne le fond, l'écrivain aborde en à peine 200 pages, l'immigration, les dilemmes cornéliens, la culpabilité, l'engagement, le rôle des femmes dans des disciplines encore fort masculines... Un tour de force.
Dans “Le voyage d’Octavio”, le personnage de la comédienne des beaux quartiers s’appelle Venezuela. De nouveau, ici, à la fin du livre, un des personnages s’appelle Venezuela.
C’est tout un univers que je suis en train d’élaborer depuis mon premier livre. Mes livres ne sont pas des suites, parce que je n’aime pas ça. Mais, en gros, Venezuela est une sorte de projection onirique de ma mère. Dans Héritage, Ilario Da est la projection onirique de mon père. Je suis en train de placer mes pions pour pouvoir dans les livres à venir, boucler toutes les choses que j’ai laissées ouvertes, donner une cohérence à l’ensemble de mes ouvrages.
"Dans un dilemme cornélien, il n'y a ni bon ni mauvais choix"
Le dilemme était déjà présent dans “Sucre noir”. Ici vous le développez encore davantage dans le sens où un membre de chaque génération des Lonsonier va s’y voir confronté...
Ce sont des dilemmes cornéliens. Dans lesquels il n’y a ni justice, ni injustice, ni bon ni mauvais choix. En fait, il faut juste faire un choix. D ans la vie on se retrouve sans cesse à décider de faire des choses en se disant : je pense que c’est la chose que je dois faire en ce moment en fonction de mes évidences, de mes atavismes, de mes passions, de mes douleurs, etc. Et ce choix-là va être la première pierre d’un édifice pour tous les autres choix à venir. Je me suis dit que ce serait intéressant de développer différents dilemmes à chaque génération pour montrer que chacune possède un contexte historique différent et donc fatalement doit engager son existence d’une façon différente.
Certains des personnages de votre livre sont des exilés français qui se marient entre Français...
Effectivement, il semblerait que les Français au Chili, dans les premières générations, à la fin du 19e, au début du 20e siècle, restaient entre eux. Ils avaient créé des petites France à l’étranger, se mariaient entre Français, avaient des enfants à qui ils ne parlaient qu’en français, on ne mangeait qu’à la française, ils vivaient selon les coutumes et les traditions françaises. Ce n’est qu’après des décennies que, petit à petit, on a commencé à s’ouvrir davantage, à se mélanger aux cultures locales et développer quelque chose d’un peu plus bigarré. C’est intéressant de se rendre compte à quel point l’exil est à la fois le lointain, c’est-à-dire l’ailleurs, la séparation avec le pays d’origine et en même temps, il n’y a pas plus grégaire et plus endogamique que l’exil. Et on finit en effet par se retrouver en tribus à 12000 km de distance. Du coup, il y a une sorte de paradoxe dans l’exil : ils continuaient de vivre en France alors qu’ils n’étaient plus en France. Ils étaient plus français que les Français. Et j’aime ce double fond, ce trompe-l’oeil de l’exil.
"Dans l'exil, le cordon ombilical n’est pas coupé avec la terre de ses pères"
Est-ce être plus français que les Français, comme certains protagonistes de votre livre, de partir se battre en Europe au moment des guerres mondiales ?
Quelque part, oui. Parce qu’en effet, cela semble complètement dingue que ces jeunes qui sont nés au Chili, qui n’ont rien à voir avec la France, qui n’ont jamais mis un pied en France, tout à coup, à la nouvelle de la Première Guerre mondiale, sentent que leur pays est attaqué à ses frontières et qu’il faut aller le défendre. On peut penser que c’est absurde, parce que c’est un pays qu’ils ne connaissent même pas. A priori, ils ne vont pas aller s’y installer. Ils sont bien au Chili, ils vont y rester. On revient au paradoxe de l’exil, il y a cette espèce de lien, de cordon ombilical qui n’est pas coupé avec ses origines, avec la terre de ses pères, et on décide de partir pour aller défendre un drapeau dont on ne connaît même pas les couleurs.
Vous donnez de beaux rôles aux femmes. Thérèse au cercle des fauconniers, Margot avec les aviateurs. Des femmes précurseurs, minoritaires dans des disciplines encore fort masculines et qui doivent s’imposer.
Absolument. Dans tous mes livres. A chaque fois, en effet, c’est très important pour moi de pouvoir créer des figures de femmes fortes, puissantes, courageuses, intelligentes. Et non pas sexualiser sans cesse leur position, surtout quand c’est sous la plume d’un homme. Je me suis tout simplement dit que c’était ce que je voulais faire et puis dans ma famille, il y a beaucoup de femmes très fortes. C’est une immense famille de femmes, en fait, je suis presque le seul homme et donc, fatalement, tu rigoles pas avec ça. Ma sœur est militante féministe. C’est quelque chose dans lequel j’ai baigné et cela me semble essentiel de pouvoir accompagner à ma façon ce mouvement-là dans l’espoir, en effet, que le XXIe siècle soit un siècle différent, dans les questions de genres, que le XXe.
"La cantata de Santa Maria de Iquique est un poème chanté d'une puissance immense"
Parfois, vous citez un événement historique sans le développer, au lecteur à aller chercher des infos s’il ne sait pas de quoi vous parlez. Ainsi de la grève de Santa Maria de Iquique.
Ceux que le sujet intéresse peuvent aller écouter la Cantata interprétée par Quilapayun. Quatorze voix d’hommes qui chantent cette tragédie. Une sorte de poème chanté, magnifique, d’une puissance immense. C’était relativement essentiel, vital, fondamental pour moi d’en faire un clin d’oeil et d’en parler pour montrer aussi qu’il y avait une lutte ouvrière qui était en train de se créer dans le coeur de mon personnage Hector Bracamonte. L’enseignement qu’il transmettait à Ilario Da était aussi celui d’une dictature du prolétariat, d’une masse qui se soulève, etc.
A plusieurs reprises dans votre roman, vous décrivez des scènes de torture particulièrement insoutenables. Dans quel état êtes-vous quand vous les rédigez ?
Vous n’imaginez pas ! J’étais à la villa Médicis quand j’écrivais tout cela. A Rome, au milieu d’un château sublime. Ce sont des scènes que mon papa (Michel Bonnefoy, 1956, NdlR) m’a racontées. Non seulement il me les a racontées, mais il les a vécues. Il a 17 ans quand il est arrêté pour être envoyé à la villa Grimaldi. (En 1973, sous la dictature du général Pinochet, Michel Bonnefoy était membre du MIR, le parti révolutionnaire chilien, NdlR). En décembre 1974, il est exilé, se retrouve à Barcelone où il publiera son premier livre, Relato del frente chileno (“Récit sur le front chilien”). Sur 350 pages, il raconte ce qu’il s’est passé minute après minute dans le centre de torture. Je me suis plongé dans ce livre pour écrire la fin du mien.
Que permet à vos yeux l’emploi du réalisme magique, popularisé par García Márquez mais qui n’est pas son apanage?
En effet, souvent, on voit le réalisme magique comme un privilège des auteurs latino-américains or l’introduction de la magie, du surnaturel dans un contexte narratif naturel et logique, n’est pas du tout une invention des Latino-Américains. Quand on lit Kafka, Boulgakov, Gogol, Pirandello, Sylvie Germain, Marcel Aymé, quand on lit le Quichotte, et même la mythologie gréco-latine ou la Bible : il y a tant de textes dans lesquels la magie s’est immiscée à l’intérieur de la littérature. Au moment du boum de la littérature latino-américaine, on s’est dit: ah voilà, le réalisme magique, le réel merveilleux vient d’apparaître, mais en fait c’est vieux comme le monde l’introduction d’un peu de magie dans un contexte naturel. Ce qui me plaît et qui m’a toujours fasciné dans le réalisme magique, c’est comment avec une fable, un conte, une allégorie, une métaphore ou avec un peu de magie, on pouvait finalement dire les choses d’une manière plus simple, et parfois plus claire, plus profonde que des choses exprimées rationnellement.
"Je ne voulais pas que mon livre soit trop blanc avec rien que des Français au Chili"
Quel rôle donnez-vous au personnage de Aukan, le chamane mapuche ?
Je ne voulais pas que mon livre soit trop blanc avec rien que des Français, au Chili, un "bon" personnage chilien, Hector Bracamonte, et tous les autres, des méchants parce qu’ils viennent de la dictature. J’ai voulu intégrer toute la part indigène, indigéniste, des premiers peuples, toute la partie mapuche, cet héritage chilien essentiel, ces peuples qui étaient là bien avant nous et qui apportent une autre forme de magie. Pas celle du réalisme magique, mais davantage celle des guérisseurs, des chamanes, la magie des ensorceleurs. Cela me permettait aussi d’explorer un autre champ lexical, un autre vocabulaire, quelque chose qui est beaucoup plus proche de la terre, des forces célestes et telluriques. Je me suis dit que ce serait beau de pouvoir poser ce personnage comme un fil rouge qui traverse un peu toutes les générations comme s’il n’avait pas d’âge, qu’il ne vieillissait jamais vraiment, parce que justement cette magie là ou cette guérison un peu surnaturelle ne vieillit pas avec les générations, elle continue d’être là depuis des millénaires et continuera à l’être.
Vous citez en épigraphe “Ceux qui ne peuvent se rappeler leur passé sont condamnés à le répéter” de l’écrivain et philosophe américano-hispanique George Santayana. Un rappel important ?
On oublie trop souvent que si on oublie d’où l’on vient, on ne sait pas exactement où on va. Et on finit bêtement par répéter des vieux schémas tout en pensant qu’on est la première génération à le faire, mais en fait on est juste en train de répéter avec grande simplicité des erreurs d’autrefois.
Dans cette phrase, tout est dans le mot "condamnés". Avec cette idée : des personnages qui sont condamnés mais pas condamnables, qui sont dans le fatum, la fatalité. Ils ne peuvent pas faire autrement. Cet espèce de destinée un peu grecque (ananké) qui les obligent à être dans leur condition humaine.
"Sous la dictature, l'autodérision était aussi une façon de survivre"
Régulièrement, quelques touches d’humour traversent votre roman. Histoire de désamorcer des passages un peu tendus ?
J’ai été le premier surpris, en lisant le livre de mon père que le rire se mêlait sans cesse aux larmes. Les Latinos-Américains tournent tout en dérision. Au début, je m’étais demandé comment il peut en parler avec une telle légèreté. Et après, je me suis dit, ben oui, c’est la seule façon aussi de survivre. Et donc j’ai pensé que ça serait beau de pouvoir reprendre quelques-uns de ces traits d’humour et de les intégrer dans mon texte.
A un moment, vous parlez d’un oiseau capturé dans les Flandres à qui Thérèse achète des disques de chansons belges pour lui éviter le dépaysement...
(rires) J’ai écrit Sucre noir lors d’une résidence d’écriture à la villa Marguerite Yourcenar qui se trouve dans le Mont noir, près de Bailleul, vraiment à côté de la frontière belge. J’ai gardé pour ce lieu de l’amitié, de la nostalgie et du respect. Je me souviens y avoir entendu beaucoup de cris de chouettes, des hululements pendant la nuit. Quand j’ai commencé à écrire sur la volière me sont bien évidemment revenus les souvenirs du Mont noir. Pourquoi aller chercher loin ? Autant prendre quelque chose que je connais un peu et que j’ai vécu. D’où cette allusion.