La leçon de sagesse de Tahar Ben Jelloun: "Apprendre à un enfant à douter est très important"
Le prix Goncourt explique la philo aux enfants. Non sans humour. Du doute à l’homosexualité, en passant par la dignité ou l’avarice, près de 100 questions sont posées. Un manuel alerte et bien pensé.
- Publié le 09-11-2020 à 12h52
- Mis à jour le 10-11-2020 à 12h10
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L’interview était initialement prévue un jeudi, en fin d’après-midi. Mais lorsque nous parvenons à le joindre au téléphone, Tahar Ben Jelloun, qui vient de publier La philo expliquée aux enfants, ne nous entend pas bien. Il vient, nous dit-il, "de sauter" dans un train vers la Normandie, "pour fuir Paris à l’heure du deuxième confinement".
Le lendemain, le temps de terminer une opinion contre la fermeture des librairies en France, et de l’envoyer pour relecture à Didier Decoin, président de l’académie Goncourt - qui, depuis, a retardé sine die l’attribution de son prix - l’écrivain, philosophe et prix Goncourt pour La nuit sacrée (Seuil, 1987), meurtri par le décès d’un ami, parti en quatre jours du Covid, prend le temps de répondre à nos questions. Et de tout nous dire, ou presque, sur ce précieux manuel, illustré avec une pointe d’humour par Hubert Poireau Bourdain.
Après Le racisme expliqué à ma fille ou Le terrorisme expliqué aux enfants , vous poursuivez votre mission pédagogique et leur parlez de la philosophie. En quoi aidera-t-elle le jeune lecteur à mieux construire sa pensée ?
Quand j’allais dans les écoles pour du racisme, de l’islam, je me suis rendu compte que j’étais souvent amené à leur expliquer des concepts comme la justice, le droit, la menace, la mort… J’ai enseigné la philo pendant longtemps, et je me suis dit qu’on ne devait pas attendre dix-huit ans pour initier les élèves à la discipline philosophique, pour leur apprendre à penser. J’ai utilisé la méthode socratique pour arriver, dans une situation très banale, à expliquer des choses compliquées. J’aime les idées claires et si elles sont bien comprises, elles sont bien dites. Mais elles doivent être basées sur un raisonnement solide. Je pense, d’ailleurs, que les parents vont aussi bénéficier de La philo expliquée aux enfants.
La pensée philosophique leur permettra-t-elle d’être plus dans le questionnement ?
C’est un des objectifs : leur apprendre à penser, à douter, à discerner le vrai du faux, le mensonge et la vérité. On est harcelé par tant de fausses nouvelles, politiques, économiques ou culturelles. On raconte n’importe quoi, avec cet océan de réseaux sociaux, l’invention la plus géniale et la plus terrible qui soit, car elle permet de tout détruire en un seul clic, et ce dans l’anonymat. Alors, oui, apprendre à un enfant à douter est très important.
Parmi les thèmes abordés, précisément, celui de la vérité et du mensonge, vaste question au lendemain des élections américaines…
Si j’étais prof au collège, je prendrais comme exemple les élections, et ce que fait Trump pour montrer qu’un homme politique peut gouverner par mensonge quotidien. Il a donné au monde entier, de façon éclatante, l’exemple le plus dégradant de l’humanité : le mensonge, l’arrogance, l’insulte, la vulgarité, la médiocrité, il a tout mis en avant. Et cela nous concerne, car une décision américaine peut concerner n’importe quel peuple du monde. Je suis d’ailleurs d’avis que le président des États-Unis devrait être élu par la terre entière. Quand il frappe un pays d’embargo, c’est tout un peuple qu’il affame.
L’actualité est lourde, notamment à la suite des attentats dont vient d’être victime la France. Les crimes commis entraînent l’incompréhension. Le terrorisme, la religion, la laïcité, le respect, les valeurs qui rendent la vie humaine sacrée, sont des thématiques abordées dans votre livre et, semble-t-il, plus nécessaires que jamais…
Le fil rouge du livre est le respect de la vie, de la vérité, de la conscience, de l’environnement et de la planète, quels que soient les événements. On ne va pas attendre un attentat pour rappeler que c’est un crime abominable, qu’il y a une confusion entre religion et terrorisme. Je parle de la tolérance, du fanatisme, qui vient surtout du problème de l’ignorance. Ces salopards, qui ont pris des couteaux et égorgé des personnes, sont, avant d’être des déchets de l’humanité, nourris d’ignorance. Celle-ci peut tuer, aller jusqu’à éliminer des personnes physiquement, entraîner des convictions basées sur le néant et sur la haine.
Que peut la philosophie contre cette barbarie ?
Nous avons affaire à une armée d’un genre nouveau, des soldats inconnus, qui tuent des innocents. Contre cette barbarie, les démocraties sont sans défense, fragiles. Mais quand on décide d’apprendre, on a une certaine vision de l’homme et du monde. On apprend à vivre ensemble et pas à tuer.
À l’heure d’un nouveau confinement et de tous ses questionnements, face à un virus qui nous dépasse, la philo peut-elle aider les jeunes ?
Si elle est enseignée de manière intelligente, c’est possible. Voilà pourquoi elle doit l’être dès le collège. Je voudrais que l’idée même d’enseigner la philosophie soit acceptée par l’Éducation nationale et qu’elle l’impose dès douze ans. Les enfants d’aujourd’hui sont, à partir de cet âge-là, en contact avec de nombreux moyens d’information. Dès maintenant, il faut leur apprendre une méthode de pensée. Face aux réseaux sociaux, à Internet, et au non-savoir, il est plus que jamais important de prévenir les ados des dangers. J’ai tout fait pour que mon livre soit d’une grande clarté et d’une grande précision. Je pense toujours à l’enfant qui ne peut pas me suivre. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire philosophique, mais d’un manuel pédagogique pour éclairer un enfant qui s’élève.
Votre ouvrage aborde aussi la mort, le sujet philosophique par excellence…
C’est la question la plus posée par les enfants, car cela reste le grand mystère de la vie. J’ai travaillé beaucoup pour y arriver. Les parents m’ont dit que la question se pose souvent, car les enfants sont confrontés à la mort d’un grand-parent, ou d’un animal de compagnie. C’est toujours un choc. Il faut leur expliquer, c’est fondamental. Ma mère disait : " La mort est un droit", en arabe. On ne peut pas y échapper. C’est une loi de la vie : on n’en sort pas vivant.
Comment avez-vous choisi les thèmes abordés et selon quelle organisation ?
C’est ma trouvaille ! Je ne voulais pas faire un dictionnaire académique. Je parle de la pensée et au fur et à mesure, je glisse des concepts voisins. Penser amène le doute. Je commence un concept et dans l’explication, je glisse un concept voisin : la vérité, donc le mensonge ; l’argent, donc la générosité et l’avarice… Une vraie maïeutique socratique.
À vous lire, on a l’impression que les thèmes abordés s’approchent de plus en plus de l’intime, avec le remords, le scrupule, l’engagement…
On va vers des choses plus intimes, entre deux situations, entre les différences. J’essaye de parler de manière très objective de l’homosexualité, par exemple. Cela peut choquer, peu importe, mais je veux rétablir l’homosexualité dans sa vérité. Jean Genet me disait : " Je suis homosexuel comme j’ai les yeux bleus ". C’est une explication universelle. Mais la pédocriminalité, c’est différent. À ne pas confondre non plus avec la pédophilie, si on s’en tient à la définition stricte du mot. Aimer un enfant, le chérir, ne veut pas dire le tuer ou le violer. Un assassin est un assassin. Ce n’est pas un jugement, il est naturel et normal de condamner l’exercice de la sexualité avec les enfants.
Quand avez-vous connu votre éveil philosophique ?
Au lycée, à Tanger. J’avais une prof de philo exceptionnelle, qui nous a tous marqués. Je devais avoir 17-18 ans.
--> La philo expliquée aux enfants, Tahar Ben Jelloun, illustré par Hubert Poireau Bourdain, Gallimard jeunesse, 208 pp., env. 16,90 €, version numérique 11,99 €. Dès 12 ans.