Que penser du roman "Le coeur synthétique", de Chloé Delaume, lauréate du Médicis ? Cruel et drôle
Chloé Delaume gagne le Médicis avec un conte vrai, drôle et amer sur la déroute sentimentale d’une femme.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dbef88af-a777-4e76-9966-40b1fd6e9729.png)
- Publié le 09-11-2020 à 16h15
- Mis à jour le 09-12-2020 à 16h15
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/RWSHKSLZKFAZXJXGKSIPHZWMM4.jpg)
Le Prix Médicis 2020 a été une sacrée surprise. On aurait pu s’attendre à bon droit au sacre d’un des grands romans en lice comme ceux de Laurent Mauvignier (Histoires de la nuit), d’Eric Reinhardt (Comédies françaises), voire d’Emmanuel Carrère (Yoga) éliminé trop tôt, mais ce fut Le coeur synthétique de Chloé Delaume qui fut choisi.
Un conte contemporain à la tendresse douce-amère sur une quadragénaire qui découvre qu’à presque 50 ans, elle devient invisible, transparente au désir des hommes, et qui se reconstruit peu à peu grâce à ses amies, dans une sororité joyeuse.
Chloé Delaume a déjà une longue carrière derrière elle. Née en 1973 son vrai nom est Nathalie Dalain. Son pseudonyme est inspiré de L’écume des jours, le roman de Boris Vian qui l’a tant fasciné. On se souvient de Chloé, l’amoureuse de Colin qui tombe malade avec un nénuphar qui lui pousse dans le poumon droit.
Chloé Delaume s’est fait un nom dans la littérature expérimentale, l’autofiction, mais aussi comme éditrice, analyste littéraire, performeuse, musicienne, chanteuse. Elle sort d’ailleurs un disque pop directement inspiré de son roman primé par le Médicis et intitulé Les fabuleuses Mésaventures d’une héroïne contemporaine.
Un des ses premiers romans, une autofiction saluée par le Prix Décembre, Le Cri du sablier (2001), raconte l’immense traumatisme qu’elle subit, à 9 ans, en assistant, devant elle, au meurtre de sa mère par son père et au suicide de celui-ci.
Un public de fidèles, réduit mais pointu, la suit depuis des années. Cette fois, elle a voulu, dit-elle, faire un roman « normal » et non plus expérimental, avec une histoire et des personnages.
Papier de verre
On y retrouve des éléments de sa vie: elle-même, en commençant ce roman, sortait d’une histoire sentimentale agitée. Et Adélaïde l’héroïne du livre, attachée de presse d’un grand éditeur parisien, a le même âge que Chloé. On croise aussi Clotilde, un double de Chloé Delaume, « qui pratique l’autofiction expérimentale, se met toujours en scène, ce qui à force indispose. Son style est reconnaissable, un petit lectorat la suit, contrairement à la presse: ses livres ne plaisent pas aux critiques. .
Le roman débute par cette phrase: « Le cœur d'Adélaïde cogne douloureusement, comme s'il avait été frotté avec du papier de verre. » Après avoir enchaîné les romances, Adélaïde quitte son mari mais se retrouve seule et découvre qu’elle ne séduit plus. Un amant de passage lui dit : « Je t’aime mais je ne te désire pas. »
Elle cherche frénétiquement à retrouver un compagnon et le roman raconte de manière très drôle et forte à la fois cette quête sans cesse ratée de l’homme idéal. A l’âge d’Adélaïde les femmes sont bien plus nombreuses sur le marché de l’amour que les hommes libres qui préfèrent des jeunes pousses.
Elle doit faire le deuil de cet amour rêvé, alors qu’elle a toujours tant besoin d’être désirée pour exister.
La sororité
Elle écrit avec des phrases très courtes et des trouvailles drôles à foison: son chat s’appelle Perdition, le précédent était Xanax, un prix littéraire couronne la meilleure page 111, « le mois d’août grimpe par la fenêtre, septembre se cambre un peu", etc. etc.
Avec comme béquille cet humour poétique constant, Adélaïde trouve un réconfort dans le lien avec des femmes solaires de son âge, qui, toutes, selon des modalités très diverses, se sont heurtées à un patriarcat qui leur a pourri la vie et dont elles apprennent à se détacher.
Chloé Delaume ajoute à cette saga féministe sans illusions, un portrait cruel et à nouveau très drôle des milieux littéraires français.
Elle invente des noms d’auteurs et de romans dignes d’un jeu d’Oulipo (elle en est fan) et démonte les mécanismes irrépressibles qui réduisent peu à peu la part de la littérature au profit de romans faciles qui visent le prix des « amis des animaux » ou de documents comme La correspondance posthume de Johnny Halliday.
Le livre est menacé par la seule recherche du profit et le succès lié à des émissions de télé (elle parle de La petite bibliothèque comme il y a La grande librairie). Faute d’articles de presse, les auteurs en sont réduits à fréquenter les villages de France et signer leurs livres devant un quarteron de vieilles lectrices.
Si le coeur d’Adélaïde est devenu synthétique, Chloé Delaume lui a donné la tendresse, l’humour et la musique.
Extrait
« Sans cette sonorité, elle sait qu’elle serait en miettes, étalée sur le paquet. Son ego éclaté en tout petits morceaux, des fragments de Narcisse aux angles tellement tranchants qu’elle se couperait les doigts. »
"Le coeur synthétique", roman De Chloé Delaume, Seuil, 198 pp., Prix: 18 € version numérique 13 €
