Les faux-semblants ne durent qu’un temps
Graham Swift se glisse dans les coulisses du monde du spectacle pour éclairer puissamment la vraie vie.
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Publié le 05-01-2021 à 16h00 - Mis à jour le 05-01-2021 à 16h03
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De la même génération que Martin Amis, Ian McEwan et Julian Barnes, Graham Swift (Londres, 1949) est une plume rare en ce qu’elle excelle à s’immiscer au cœur des points de bascule, où l’on ne peut que retenir son souffle. L’intimité, ses malentendus, ses non-dits, ses vérités inavouables constituent son meilleur terreau. D’une langue épurée, ciselée, parfois cinématographique, l’œuvre de Graham Swift se distingue par son habilité à interroger les frontières entre les castes, à s’infiltrer au cœur des familles, à se vouloir témoin privilégié des mondes qui s’éteignent. C’est encore le cas avec Le grand jeu (Here we Are), son dixième titre à être traduit en français.

En ce mois d’août 1959, dans la station balnéaire de Brighton, les vacanciers se bousculent, toujours plus nombreux, pour assister au spectacle d’un trio réunissant un magicien, son assistante et un comédien-chanteur-danseur. Ronnie et Jack se connaissent depuis leur service militaire. C’est sur une idée de ce dernier que Ronnie va recruter Evie, qui était d’ailleurs la seule à postuler. Si Jack a un côté virevoltant et insaisissable, lui qui collectionne les conquêtes d’un soir, Ronnie est plus mesuré, voire grave. Evie, elle, attire tous les regards, de ses partenaires comme de la salle.
Sécurité et confort
Dès l’entame du récit, le lecteur assiste à une scène qu’il sait déterminante sans toutefois en mesurer les enjeux: Evie lance dans la mer sa bague de fiançailles. Ce n’est qu’à rebours de l’histoire de Ronnie que les choses vont progressivement se mettre en place. Il n’avait que huit ans quand il a quitté le domicile familial londonien pour être envoyé à la campagne, afin d’y être protégé des bombardements. Loin du quotidien solitaire et miséreux qui était le sien jusqu’alors, il découvre la sécurité et le confort auprès des époux Lawrence. Qui, étant sans enfant, en viennent petit à petit à le considérer comme leur fils. L’art de la magie lui est d’ailleurs transmis par Eric Lawrence. En 1945, à quatorze ans, Ronnie connaît un difficile retour auprès de sa mère, qu’il retrouve endurcie et pour laquelle il n’est plus qu’un inconnu.
Clair-obscur
"Comment pouvait-on avoir eu une vie, puis simplement l’échanger contre une autre ?" C’est avec maestria et délicatesse que Graham Swift questionne l’identité et la trajectoire de ses personnages. En les faisant évoluer dans l’univers de la magie, il déplace le curseur vers les faux-semblants et le mensonge pour mieux en extirper la vérité. Orchestrant un clair-obscur aussi subtil que révélateur, l’auteur de J’aimerais tellement que tu sois là et Le dimanche des mères livre sur l’amour, la loyauté, le mystère, la destinée, la disposition d’esprit et les secrets un roman construit sur de riches ramifications.
- Graham Swift | Le grand jeu | Graham Swift | roman | traduit de l’anglais par France Camus-Pichon | Gallimard | 185 pp., 18 €, version numérique 12,99 €
EXTRAIT
"Il avait de temps à autre - parfois dans le train - connu cette délicate situation où, lors d'une brève conversation avec un inconnu, surgissait la question anodine: 'Et vous faites quoi dans la vie ?' Il lui était arrivé de mentir. Mais la plupart du temps, avec intrépidité, il avait dit la vérité. Le mot en lui-même ne posait pas de problème.
Ensuite on pouvait bien sûr le prendre pour un menteur. 'Vous vous payez ma tête !' Ou bien on pouvait lui demander aussitôt de 'faire un tour de magie'. Pour prouver ses dires. À moins que la conversation ne dérive vers quelque royaume imaginaire où l'on supposait qu'il avait absolument tous les pouvoirs. Celui de régler les problèmes de son interlocuteur, par exemple. De aire pousser l'argent dans les arbres, que les rêves deviennent réalité. Allez-y, si vous êtes vraiment ce que vous dites. S'ensuivait une déception évidente, voire une pointe de soupçon ou de méfiance s'il apparaissait, comme cela ne manquait pas d'arriver, qu'il ne pouvait pas faire absolument tout, seulement certaines choses."