Pourquoi il faut lire Camille Kouchner, qui a écrit une véritable oeuvre littéraire
"La Familia grande", le livre de Camille Kouchner, a libéré la parole pour des milliers de victimes d’inceste. Mais il est aussi une véritable œuvre littéraire qui démontre la singularité et la force de la littérature.
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Publié le 20-01-2021 à 12h14 - Mis à jour le 25-01-2021 à 16h47
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Le 4 janvier, Ariane Chemin dans Le Monde publiait un long article en prélude au livre La Familia grande ( ) de la juriste Camille Kouchner, 45 ans. Celle-ci y accuse son beau-père d’avoir abusé de son frère jumeau qu’elle appelle Victor dans le livre, quand il avait 13 ans. Jamais nommé, ce beau-père est Olivier Duhamel, constitutionnaliste, homme de réseaux, personnalité publique majeure.
Depuis, l’affaire n’a cessé d’interpeller. En brisant par ce livre un silence de 30 ans qui l’a ravagée, elle a libéré la parole d’autres victimes et a remis le drame de l’inceste à l’avant-plan.
Mais il faut revenir au livre, bouleversant. Pour l’écrire, elle a scruté ses blessures, regardé ce qui était indicible mais à fleur de peau, cherché les mots justes, pour exprimer ce qu’elle a vécu dans sa tête et dans sa chair. Il faut souligner la qualité d’écriture du livre, remarquable, sans un adjectif de trop, qui en fait, en dehors du sujet si grave, une véritable œuvre littéraire.
Si le centre du livre concerne les abus commis par Olivier Duhamel sur son frère jumeau encore jeune adolescent, elle ne les évoque pas directement, d’autant que son frère a fait le choix de tenter d’oublier. À la fin de son livre, elle le remercie de l’avoir "laissée écrire ce livre alors qu’il ne souhaite que le calme".
Sanary-sur-Mer
L’essentiel du livre est bien elle-même, victime collatérale mais tout autant brisée par les silences, la culpabilité, le déni affiché par sa mère et le milieu qui gravitaient autour d’elle.
Camille Kouchner parle d’une hydre qui n’a cessé de l’enserrer et de l’empêcher de respirer. Même aujourd’hui que la honte et la culpabilité ont changé de camp, elle doit continuer, dit-elle, à composer avec cette hydre.
La première partie du livre raconte la "vie d’avant", le phalanstère, brillant, libertaire, intellectuel, symbolisé par les vacances communes à Sanary. On y refait le monde, brise les conventions.
Camille Kouchner, encore enfant, y est traitée comme une grande. Elle est fascinée par sa mère, Évelyne Pisier, solaire comme l’était Paula, la grand-mère, mais totalement narcissique et égocentrée. Si Évelyne est sortie avec Castro, si elle fréquente les plus grands et prône la liberté, elle est absente à ses enfants. Quand elle ramène Olivier Duhamel, celui-ci est enfin un homme qui s’intéresse aux enfants et leur parle, qui est admiré et aimé. La sidération n’en est que plus grande quand il s’avère être un pervers.
Souviens-toi maman
Quand son frère se confie à elle, tout en lui demandant de se taire, elle est tétanisée. Comment comprendre quand on ne connaît encore rien de la sexualité, qu’on est prise par les conflits de loyauté, le désir de protéger son frère, mais aussi sa mère, ce beau-père, son enfance à Sanary, qu’on est enfermée par la culpabilité ?
Le nœud du livre est dans cette liaison mère-fille. Camille Kouchner raconte avec sobriété des scènes qui l’ont brisée : la venue de sa mère quand elle a elle-même accouché et ses seuls mots si castrants lui reprochant de vouloir allaiter, ou comment les enfants furent niés par le "groupe" lors des funérailles de sa mère. Dans des interviews, elle a raconté comment, à la fin de sa vie, sa mère l’a "abreuvée de mails immondes. Tout était de ma faute, quoi que je fasse, que je parle ou pas, je détruisais sa vie".
Le portrait de son père Bernard Kouchner n’est guère plus flatteur : absent, colérique, préoccupé par ses fonctions, ses voyages et sa notoriété.
La deuxième partie du livre, qui débute par la révélation de l’inceste quand elle a 13 ans, est une descente aux enfers. Ses grands-parents, pourtant si admirables à ses yeux, se suicident, des drames banalisés par sa mère qui sombre dans l’alcool, sans doute pour supporter le déni.
À la fin du livre, dans une lettre posthume à sa "maman chérie", Camille Kouchner a cette phrase toute simple mais si terrible : "Souviens-toi maman : nous étions tes enfants."
Car Évelyne Pisier, contrairement à sa sœur Marie-France Pisier, plus aimante qu’elle, a oublié qui étaient ses enfants et quels étaient leurs besoins. Au lieu d’être protégée par sa mère, Camille Kouchner a dû devenir la protectrice de celle-ci.
C’est à la naissance de son propre enfant - qui signifia, dit-elle, un "retour au réel" - qu’elle s’est décidée à parler à sa mère et à refuser désormais d’aller encore à Sanary. Et il a fallu la mort de sa mère pour soulager sa culpabilité et s’autoriser à écrire ce livre.
La Familia grande montre bien la puissance de la littérature, de la représentation par l’art. Camille Kouchner aurait pu déposer plainte, faire des révélations à un journaliste, mais elle savait que seul le long récit, entrepris dans la solitude de l’écriture, pouvait la sortir d’un si pesant silence. Elle a pu mettre enfin des mots sur ses blessures.
La littérature n’est pas une thérapie mais elle permet une mise en lumière de pans du réel normalement cachés.
#MeTooInceste
Le livre montre à nouveau ce paradoxe : quand un écrivain ou un artiste est au plus près de sa singularité, son œuvre devient plus universelle.
Et on sait comment ce livre (comme le fut Le Consentement de Vanessa Springora, sur l’affaire Matzneff) a changé la donne : Olivier Duhamel a démissionné de ses fonctions ; Sciences-Po est ébranlé ; pour éviter tout soupçon, Élisabeth Guigou, ex-garde des Sceaux proche de Duhamel, a démissionné de la Commission sur l’inceste qu’elle présidait depuis peu ; le préfet d’Île-de-France, Marc Guillaume, a annoncé sa démission de Sciences-Po. La chute d’Olivier Duhamel entraîne celle de ceux qui furent ses proches et n’ont rien vu, ou parfois rien voulu entendre.
Le Monde rapporte qu’il y a eu ce week-end des milliers de témoignages sur Twitter, à l’appel du mot #metooinceste, de gens qui racontent leurs agressions à 5, 8 ou 13 ans, par leur père, grand-père, frère, oncle ou cousin.
La force de la littérature, c’est aussi de déclencher cela.
Camille Kouchner, "La Familia grande", récit, Seuil, 205 pp., 18 € (12,99 € au format électronique).