Bernard Pivot, rêveur des confins
Bernard Pivot s’invente un double de fiction pour parler du "grand âge". À 85 ans, il est encore temps de jouer, de rêver et de faire l’amour. "…mais la vie continue" le prouve.
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Publié le 21-01-2021 à 14h39
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Parler de lui, de son âge, de son corps, non merci. Pourtant, sur la vieillesse, le "grand âge", le temps qui file, les petits bobos et les amis qui disparaissent des agendas (électroniques, on est en 2021, quand même), Bernard Pivot en avait, des choses à dire. Alors, comme nombre d’écrivains (qu’il chérit) avant lui, il s’est créé un double. Un narrateur qui lui ressemblerait à s’y méprendre, et qui, si l’on n’a pas lu la quatrième de couverture de son nouvel ouvrage, ... mais la vie continue (Arts libre, 6/1/2021), pourrait bien vous faire croire que vous tenez entre les mains un récit et pas un roman. Et pourtant… "Je voulais prendre une certaine distance", nous explique l’auteur, qui a, pendant des décennies, donné envie de lire à des générations de téléspectateurs. "Les romanciers connaissent bien ce jeu, celui de se glisser dans un personnage, un peu, mais pas trop. C’est merveilleux. En plus de ça, jouer à mon âge, c’est très conseillé, ça développe l’esprit, ça rend la vie un peu ludique et c’est très bien pour les gens âgés."
Vous jouez avec vos lecteurs en disant que le chiffre fétiche de Guillaume est le 7, puisqu’il serait né le 7 juillet 1937. Le vôtre serait plutôt le 5 : 5 mai 1935…
C’est vrai ! Cela fait partie de ces choses qui brouillent les pistes. Je n’allais pas faire un texte sur le 5 et, après tout, le 7 est un bon chiffre aussi ! C’est un jeu. Le narrateur est un éditeur et on voit bien les points de convergence entre lui et le journaliste littéraire. En même temps, c’est un peu différent… Il espère, par exemple, avoir des écrivains à ses obsèques, ceux qu’il a publiés, avec lesquels il a déjeuné en buvant un bon bordeaux. C’est donc un jeu, mais pourquoi je ne le jouerais pas à 85 ans ? Il n’est pas réservé aux jeunes gens !
Il y a trois petits points qui précèdent "… mais la vie continue".
Les trois petits points, c’est la vie du narrateur ; ça veut dire qu’il n’est pas né de la dernière pluie. Il a 85 berges.… mais la vie continue, ça veut dire qu’il s’est quand même passé des choses avant. Ils sont représentatifs de la vie vécue avant.
Cela peut aussi vouloir dire "en dépit de tout" - des maladies et des signes de l’âge que vous énumérez -, la vie continue.
Ça, c’est le "mais" qui le dit. D’ailleurs, j’ai hésité longtemps entre "… et la vie continue" et "… mais la vie continue". Avec le coronavirus, on a pensé que le "mais" était quand même plus juste !
Le coronavirus qui s’invite à la fin de votre livre... Vous l’aviez commencé bien avant ?
Oui, je l’avais fini avant, et j’ai ajouté ce chapitre. Ce mal-là n’était pas vraiment prévu. Mais c’est un mal collectif, mondial. Tandis que toutes nos petites douleurs, nos acouphènes, nos vertiges, etc., ils sont personnels. Ce n’est pas la même chose.
Est-ce que vous vous êtes dit, en cours d’écriture, qu’il ne fallait pas que vos lecteurs sortent de là en ayant le blues. Il y a des choses qui peuvent faire un peu peur…
Ce que j’ai trouvé le plus difficile dans ce livre, c’est de trouver le ton. Je voulais à la fois vraiment parler de la vieillesse, de ses avantages et, surtout, de ses désavantages. Et, en même temps, en parler d’une manière qui ne soit pas rébarbative et que le ton du livre prouve que l’on peut avoir une bonne gestion de sa vieillesse et même une gestion heureuse. Ce ton, j’espère l’avoir trouvé au fil des pages.
Vous racontez aussi que votre personnage a perdu 2 centimètres et vous évoquez "cet attachement névrotique au nombre de centimètres". Si on avait l’esprit mal tourné…
Je ne vois pas ce que vous voulez dire… Mon personnage fait 1,80 m et perdre 2 centimètres le fait passer sous la barre des "grands". Ce qui n’est pas mon cas puisque je fais 1,70 m et que je suis maintenant à 1,68 m. Ce que je voulais dire, c’est qu’on se tasse. Le corps, les passions, les rancunes, les idées se tassent. Si on ne peut pas empêcher son corps de se tasser, on peut empêcher son esprit de le faire. On peut se révolter contre cette manière que l’esprit a de se replier sur lui-même, de s’oublier un peu de temps en temps.
Vous écrivez qu’avec l’âge on peut glisser sur la pente du " tout sérieux et du tout austère ". Est-ce que ce sont des choses contre lesquelles vous-même vous avez eu à vous battre ?
Oui, bien sûr. Vieillir, on sait très bien que c’est aller vers la tragédie finale, qui est la mort. Et on sait très bien que le chemin qui y mène est austère, grave, parfois douloureux. Ce chemin sent plus le camphre que la noisette. Bien sûr qu’il faut avoir conscience de cette issue finale, mais s’efforcer que le chemin qui y mène soit le plus agréable possible. L’agrément viendra du fait qu’on continue à avoir de la curiosité pour le monde qui nous entoure, pour la famille, les amis, pour ce qu’on mange et ce qu’on boit.
Vous dites aussi "Si je n’écrivais pas, mon Dieu, que ferais-je de mes journées..." Là, c’est vous qui parlez !
C’est du vécu. Je me demande souvent, si je n’écrivais pas moi-même, ce que je ferais de mes journées. Peut-être du jardinage, des sudoku. Je lirais. Je pense qu’il faut toujours avoir une occupation, quand on est vieux. Nous qui avons la chance d’écrire et de lire, nous sommes des privilégiés par rapport à des gens qui n’ont pas de violon d’Ingres.
Surtout ne pas s’ennuyer, cela fait partie des commandements ?
S’ennuyer, c’est la pire des choses. À ce moment-là, le vague à l’âme, la mélancolie vous saisissent et, là, vous filez un mauvais coton. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas être en dialogue avec soi-même.
C’est-à-dire ?
Je trouve que, quand on est vieux, on a le temps de rêver. Philosopher, méditer. Rêver sur soi, sur ses souvenirs, sur ce qu’on n’a pas réussi à faire ou, à l’inverse, ce qu’on a réussi. Rêver, c’est une activité qui vous est pratiquement interdite durant toute votre vie. Aux jeunes, on leur dit qu’ils perdent leur temps. Ensuite, quand on a une vie professionnelle, une vie de famille, c’est impossible, vous courez après le temps. Arrive la vieillesse et, là, d’un seul coup, vous avez le temps de rêver. Parce que vous avez la maîtrise de votre temps, de vos mouvements, de vos jugements et vous pouvez vous laisser aller. En ce qui me concerne, je trouve que c’est une activité très intéressante. Je me dépeins en rêveur des confins. Je trouve l’expression assez jolie.
Dans ce livre, il y a deux chapitres consacrés à la lenteur. Cela rejoint ce que vous dites sur la rêverie : on prend son temps…
Oui. Le temps est extraordinaire. Quand vous avez 20, 30 ans, vous avez beaucoup de temps devant vous et, finalement, vous n’avez jamais le temps. Et quand vous arrivez à 80 ans, vous n’avez plus beaucoup de temps devant vous mais vous avez tout le temps.
Ce livre est rempli de mots que l’on n’a pas ou plus l’habitude de lire…
Comme "tagada" ? (il rit) On me l’a fait remarquer à la radio. Ce terme veut dire "faire l’amour" et c’est un mot usé, qu’on ne voit plus. Je ne sais pas pourquoi il m’est arrivé spontanément sous la plume. C’est normal, quand on est vieux, de reprendre des vieux mots. Je me souviens, dans ma jeunesse, on disait : "Lui, c’est un champion du tagada."
Puisqu’on en parle, il y a aussi un chapitre, très pudique, sur l’amour physique chez les vieux. Ça reste un sujet gênant ?
C’est un tabou. L’amour à plus de 70 ans, personne n’ose en parler. Mais je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas osé. Je le dis, d’ailleurs : si le sexe continue d’être connecté au cerveau et, surtout, au cœur, pourquoi ne pas l’utiliser ? On se doute bien que ce n’est plus un circuit de Formule 1 mais c’est un parcours balisé tout à fait agréable. Et, au fond, c’est encore un domaine où la lenteur apporte quelques agréments supplémentaires.
Vous parlez d’"invincible éternité". Magnifique formule…
L’amour, quand on est vieux, ce n’est pas obligatoire, ce n’est pas nécessaire. Encore que les médecins encouragent vivement les hommes et les femmes à le faire. Mais pourquoi pas ? Cette liberté dans les actes et les jugements me paraît être un des atouts du vieil âge.
Vous évoquez encore " la fidélité à celui que l’on a toujours été ". C’est un principe qui a guidé votre vie ou bien c’est un constat que l’on tire avec l’âge ?
Bien sûr qu’il faut être fidèle à celui qu’on a été, mais ne pas se concentrer uniquement sur lui. Il faut respecter le "disque dur" que nous avons en nous. Mais il faut lui ajouter d’autres choses, de la nouveauté. Il ne faut pas considérer que la vie est finie, que le roman est terminé, que la messe est dite ou que le point final est arrivé.
Il y a quelques jours, vous étiez sur le plateau de François Busnel, dans "La Grande Librairie ". Tout à coup, vous étiez sur la chaise de l’invité…
François Busnel m’a invité plusieurs fois dans son émission. C’est moins étrange aujourd’hui mais les deux ou trois premières fois j’ai trouvé ça très étrange d’être dans le fauteuil de l’interviewé et non pas dans celui de l’intervieweur. Là, je m’y suis habitué. Je sais que je ne vais pas dans une émission pour poser des questions mais pour apporter des réponses. C’est une autre activité. Mais, au fond de moi, je continue à penser que ma place est celle de celui qui pose les questions !
"…mais la vie continue", Bernard Pivot, Albin Michel, 224 pp. Prix 19,90 €, version numérique 15,99 €