Arpenter les chemins de sa mémoire
Le retour attendu d’Aimee Bender, avec un roman où l’imaginaire se révèle antidote au réel et adjuvant de transformation.
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Publié le 22-01-2021 à 10h07 - Mis à jour le 22-01-2021 à 15h16
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Depuis 2013 et La singulière tristesse du gâteau au citron, Aimee Bender (Los Angeles, 1969) était restée discrète. Pour ce retour attendu, la romancière américaine creuse à nouveau le sillon de l’enfance et de la relation à la mère dans un roman délicat, intimiste, au titre intriguant, Un papillon, un scarabée, une rose. Un texte où la bienveillance brille de mille feux.
Francie a 8 ans quand sa mère connaît la crise de trop et qu’elle doit être internée. La fillette doit dès lors quitter Portland pour rejoindre Burbank, non loin de Los Angeles, où elle sera accueillie dans le foyer de sa tante et son mari. Son arrivée coïncide avec la naissance de Victoria, une cousine qui sera comme une sœur. C’est auprès d’eux que va grandir Francie, tiraillée entre le passé partagé avec sa mère, et un présent où elle va peu à peu prendre son envol.
Avant d’être séparée de sa mère, Francie cultivait déjà le besoin de se situer dans l’existence. Quand les autres enfants s’agitaient joyeusement lors des récréations, elle aimait à rester seule et à se tenir "immobile pour évaluer la place que je prenais dans le monde". Ce besoin demeure alors que les années passent. Adulte, elle cultivera l’état d’esprit consistant à faire semblant de débarquer d’un ailleurs sans mode d’emploi ni expérience de son environnement : sa manière à elle d’appréhender la réalité à partir d’une position singulière.
Lien jamais rompu
Désormais diplômée, Francie vit seule dans un appartement. Elle délaisse bientôt son job de manager dans une boutique d’encadrement pour une activité de brocante qui connaît un succès grandissant. Jamais le lien avec sa mère n’a été rompu, du traditionnel coup de fil du dimanche aux visites qu’elle n’a cessé de lui rendre plusieurs fois l’an.

Mêlant les époques par le biais d’une incessante exploration des souvenirs, Aimee Bender nous offre une narratrice arpentant sans relâche le territoire de son passé. Pour s’aider dans sa quête, Francie construit une "tente du souvenir" sur son balcon. Elle aime s’y enfermer avant d’entamer sa journée, l’immobilité et la concentration devant favoriser le surgissement d’épisodes de son enfance, "des souvenirs traités comme des choses que l’on capture". Ceux-ci apparaissent le plus souvent informes, avant qu’elle ne tente, "morceau par morceau, à force d’attention et d’assiduité, de redonner de la netteté, de la précision et des détails à ce qui était flou". Trop jeune au moment de son départ pour la Californie, elle n’a de cesse d’y retourner pour tenter de comprendre ce qui s’est joué.
À la lisière du réel
Dans la traversée de Francie pour renouer les fils de sa vie et échapper au chaos, surgissent tour à tour un papillon, un scarabée et une rose. Leur apparition se situe à la lisière du réel, dans un champ nourri d’imaginaire qui ne semble appartenir qu’à elle. Ils n’en auront pas moins le statut de talismans sur lesquels s’appuyer.
Avec ce roman qui regarde la folie d’un parent à hauteur d’enfant se dessine une vie en pointillé, Francie étant perpétuellement à l’affût de signes de rechute de sa mère autant qu’elle s’inquiète d’une possible hérédité. Peu à peu, les contours des souvenirs se précisent, engendrent des questions, bousculent certaines évidences. Surtout, ils aident Francie à se reconstruire. Forte d’une précieuse prescience quant à la méthode qui lui convient, elle a façonné seule un chemin de résilience. En entremêlant exploration de la conscience et perception de dimensions insoupçonnées du réel, Aimee Bender déploie une hypersensibilité teintée de mélancolie qui fait d’elle une plume à part.
- Aimee Bender | Un papillon, un scarabée, une rose | roman | traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy | L’Olivier | 350 pp., 22,50 €, version numérique 15,99 €
EXTRAIT
"Mes journées s'organisent maintenant autour de deux axes principaux : gagner ma vie en revendant des objets et me souvenir de cette époque. M'en souvenir davantage. M'en resouvenir. Dénicher un autre détail. Y regarder de nouveau. Il n'y a pas de routine établie donc, quand je me réveille dans le noir et que je m'installe, je commence généralement par repenser aux souvenirs de la veille, j'essaie de m'y replacer, de les dessiner au plus près et avec le plus de détails possible, de me projeter dedans et revivre l'expérience de manière plus complète. C'est une bonne chose de revenir au même matériau, je me dis. C'est une bonne chose de se souvenir plusieurs fois, sur plusieurs jours. De mettre cela en forme, comme un discours. De me poser des questions, comme pour une interview. Mais ça n'est pas facile. Mon esprit vagabonde en permanence."