Ces effacés du monde extérieur
Bénévole dans une maison de retraite, la philosophe Anne Staquet en interroge les réalités.
Publié le 22-01-2021 à 15h16
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Dans le brouhaha répétitif de ce qu’il faut savoir ou non sur la covid, ce livre-là donne à entendre une voix insolite. Professeure de philosophie à l’université de Mons, Anne Staquet pose, en avril 2020, sa candidature d’aide-soignante bénévole dans une maison de retraite pour personnes âgées. Elle n’avait ni le profil ni les compétences requises mais de la bonne volonté. Son entourage avait des réactions mitigées, parfois très réticentes. La fibre de l’engagement qui vibre en elle et la perspective de briser la solitude que lui impose la pandémie la motivent toutefois à solliciter ce travail qui est aussi, de son point de vue, une manière de mettre sa philosophie en pratique.
Elle y va donc. Bien accueillie, elle comprend vite qu’elle a tout à apprendre. Elle découvre surtout une réalité dans ses aspects les plus concrets. Avec ses collègues, indulgentes à ses maladresses de débutante, elles sont cinq - dont deux positives bien obligées d’être là - au lieu des huit habituelles à se partager les tâches. Il est impossible de respecter les règles de sécurité, certains malades nécessitant des contacts, physiques ou psychologiques, trop rapprochés. Le matériel est souvent défectueux, les gants sont de mauvaise qualité, les masques insuffisants, la visière tombe… La contagion gagne et la colère s’insinue en elle mais aussi la peur qu’alimentent quotidiennement les informations du gouvernement et des médias qui, souvent, donnent des chiffres bruts sans les relativiser par rapport à l’ensemble de la population. Elle décide de réagir en s’appuyant sur la raison. C’est son métier. Elle atténue ses accusations en relevant que s’il n’y avait la peur de mourir, trop de gens ne respecteraient sans doute pas les consignes. Elle considère aussi les manques et besoins réels des résidents, avides de contact et d’affection, qu’ils soient positifs ou négatifs.
L’impact d’un contact physique
À la lisière du récit et de l’essai, le livre d’Anne Staquet reste celui d’une intellectuelle même si elle refuse qu’on lui en accorde une quelconque supériorité. Elle interroge le privilège qu’elle a d’accomplir bénévolement un travail que les autres aides-soignantes accomplissent par nécessité. Elle apprend, dans leur nue réalité, les dégradations de l’âge et comment poser avec naturel et empathie des tâches parfois répulsives. Alors que ses relations aux autres passent habituellement par le langage, elle prend conscience de l’impact d’un contact physique, si léger soit-il, sur les liens qui se créent entre personnes. "Le soin de l’âme a aussi ses droits", écrit-elle. Chef de service dans sa carrière professionnelle, elle se retrouve sous-aide-soignante et se situe donc au plus bas niveau du personnel de la maison de retraite, réalisant ce que signifie la notion de considération. Étant du côté de ceux qui savent - uniquement dans un domaine particulier, précise-t-elle -, elle est soudain perçue comme celle qui ne sait pas. Son insertion l’amène à repenser sa philosophie.
Un angle circonscrit de considérer par l’expérience et la réflexion une situation qui touche les plus vulnérables. Une mise en lumière sans outrecuidance des effacés du monde extérieur.
Les effacés Récit De Anne Staquet, M.E.O., 75 pp. Prix 10 €, format numérique 6,49 €
