Nipponnes à nu
Carnettiste, la Belge Florence Plissart signe un livre de portraits de Japonaises. Zéro exotisme. La vraie vie.
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- Publié le 24-01-2021 à 15h59
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Un jour, Florence, Belge, 37 ans, se retrouve au beau milieu de la galerie commerciale qui court sous la ville de Sapporo, la capitale d’Hokkaido, l’île la plus au nord du Japon. Sapporo a creusé une galerie sous la terre. Comme ça, quand il fait froid, les humains peuvent continuer à déambuler sous la lumière artificielle des enseignes clignotantes. Et dans ce brouhaha qui parle une langue si loin de la sienne, dans ce va-et-vient continu d’humains en marche, elle s’arrête. Et alors qu’elle était un peu paumée ici, au septentrion du Japon, après avoir suivi un mari travailleur aux quatre coins du monde, tout à coup, dans cette lumière torve et ce bruit diffus, elle voit. Mieux. Car elle regarde avec “les yeux de l’intérieur”, nous dit-elle.

Florence Plissart est revenue de ces dix-huit mois au Japon avec une idée en tête, qui s’est transformée en un recueil de portraits et récits de femmes. Un voyage qui s’entame tout en haut, à Sapporo, pour terminer dans l’île d’Amami, tout au Sud. Japonaises. Celles qui éclairent le ciel est un ouvrage entre dessins et récit d’intérieurs (des meubles, et des sentiments), qui, pour une énième fois qu’on parle du Japon, ne fait pas dans l’exotisme. On a voulu qu’elle nous raconte son “œil intérieur”.
Au départ, quel est votre projet littéraire ?
C’était une occasion de me sentir moins seule. Un moyen de créer du contact pour contrer la barrière culturelle et linguistique. Je suis allée vers des femmes, mais, au départ, ce n’était pas rationnel. Et puis, je me suis rendue compte que j’avais envie de travailler en miroir. De femme à femme, il y avait quelque chose qu’on pouvait toucher immédiatement, un lien de suite très intime. J’ai voulu montrer ce rayonnement féminin, selon le chemin que ces femmes choisissent. D’ailleurs, j’ai dédié ce livre à mes aïeuls, et aux femmes de ma famille.

À travers ces rencontres de femmes que vous nous faites vivre, avez-vous eu l’impression de faire tomber certains clichés sur la société japonaise ?
Certainement. De l’extérieur, j’avais moi-même une image stéréotypée, cette idée que les Japonaises sont des femmes réservées et soumises, qui restent à la maison, qui mettent leur énergie dans leur foyer, ce qui est très réducteur. Si le cliché de départ n’est pas loin du réel, certaines s’en écartent [voire] sont très extraverties. Et puis, je ne voulais pas poser un regard sociologique, mais être dans le tissu de la vraie vie d’une personne.
Vos récits montrent des fermières, des poètes, des tisserandes, des profs de portugais, des spécialistes d’ikebana, des scientifiques. Sont-elles la norme ?
Certaines sont sorties du rang, et se décrivent comme telles. Quelques-unes sont mêmes assez critiques vis-à-vis de ce proverbe japonais très installé : “le clou qui dépasse doit être enfoncé”, qui résume bien cette idée que le collectif prime sur l’individu, et qu’on ne peut pas se mettre en avant. Plusieurs se sentent “clou qui dépasse”. Beaucoup sont aussi en apparence dans la normalité mais, quand on creuse, on entend des aspirations.
C’est très japonais, cette manière de naviguer entre ce qu’on doit faire, ce qu’on doit être et montrer, et la liberté intérieure qu’on peut avoir.
En les regardant les yeux dans les yeux, que diriez-vous des combats qu’elles doivent mener ? En tant qu’individus ?
Toujours ce choix entre vie amoureuse, vie de famille, vie active. Il appartient à toutes les femmes à qui j’ai parlé. Et celles qui choisissent de travailler, c’est un peu comme si elles avaient renoncé à certains pans de leur vie. Elles sont dans une grande résignation.
Avez-vous dépassé les problèmes de traduction ? Ces moments d’incompréhension culturelle qu’on connaît tous à l’étranger, et dont Sofia Coppola avait fait un grand film, précisément au Japon, Lost In Translation ?
C’est vrai que, souvent, j’ai eu l’impression de ne rien comprendre, que chaque action du quotidien était une montagne. Et ce n’était pas juste linguistique. Par exemple, au Japon, on ne va jamais clairement vous dire “non”. Dans les quelques endroits internationaux de Sapporo, au début du projet, [pour rencontrer des gens], je déposais des dépliants en anglais décrivant mon projet. Et, souvent, je ne comprenais pas la réponse qu’on me faisait : “c’est peut-être difficile”. Une façon très japonaise de dire “non”.
Ensuite, le degré d’intimité qu’on peut avoir avec les gens change, alors que, par exemple, en France, en Belgique, quand on a déjà rencontré quelqu’un et qu’on le tutoie, c’est pour toujours. Au Japon, il y a des contextes professionnels, amicaux : la relation n’est pas la même, bien que l’on soit avec la même personne. C’est très perturbant pour les Occidentaux. On doit choisir sa communication.

Vous nous parlez de récits individuels d’une quarantaine de femmes. Comment diriez-vous que c’est un livre qui, pourtant, est pour tous et chacun ?
Quand j’ai commencé ce livre, j’étais focalisée sur les différences : c’est une société différente de la nôtre ; les femmes n’ont pas la même façon de voir les choses… Et plus on échangeait, et plus la distance se réduisait. Et des échos surprenants se faisaient entre nos vies respectives.
Dans les histoires de chacune, il y a bien sûr des éléments culturels. Je pense à cette femme qui dédie sa vie aux arts traditionnels du Japon. Ou celle qui est chamane de l’archipel d’Amami. C’est lié à leurs racines. Mais, dans tous les cas, il y a quelque chose d’universel, alors que pourtant, on est allé dans la singularité de chacune. Par conséquent, on n’est pas du tout dans les clichés.

Dans la galerie souterraine de Sapporo, vous dites que vous commencez à regarder avec “les yeux de l’intérieur”. Qu’est-ce que ça veut dire, alors que, précisément, vous regardiez quelque chose d’extérieur à vous-même ?
C’est vraiment une sensation. Ce n’est pas quelque chose d’intellectuel. C’est une porte qui s’ouvre et qui fait qu’où que l’on soit, on peut ressentir le monde qui nous entoure avec les yeux du cœur. Sentir ce qui nous relie. À ce moment là, je me sens, en tant qu’humain relié à tous les humains.
--> Japonaises. Celles qui éclairent le ciel, chez Partis Pour Editions. 178 pp., 55 €. Infos : https://florenceplissart.com/