Bruno Latour nous empêche de penser en rond
Dans "Où suis-je ?", le célèbre philosophe tire les leçons du confinement pour changer nos façons de raisonner.
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Publié le 25-01-2021 à 10h25
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Il y a un an, au déclenchement du confinement, le philosophe-anthropologue Bruno Latour avait multiplié les textes pour proposer que cette catastrophe devienne une opportunité de repenser notre façon d’être au monde, afin aussi d’être prêt pour le choc à venir, plus radical encore, celui du réchauffement climatique.
Aujourd’hui, même si nos sociétés rêvent de repartir « comme avant », Bruno Latour ne désarme pas. Il voit déjà une prise de conscience générale qui empêche désormais d’être aveugle.
Son nouvel essai "Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres", un conte philosophique dédié à son petit-fils, Lilo, est nourri de toutes ses connaissances accumulées en philosophie comme en sciences sociales et naturelles.
Il le publie chez les biens nommés Empêcheurs de penser en rond, car sous ses allures de réflexions agréables à lire, c’est une machine de guerre destinée à nous faire voir les choses autrement.
Comme fil conducteur des treize courts chapitres de son livre, il y a la nouvelle de Kafka, La Métamorphose, où un jour, Gregor Samsa se réveille devenu cancrelat. Tout son environnement bascule et le voilà obligé de reconstruire le monde autour de lui, coupé de sa vie antérieure symbolisée par ses parents. Pour Latour, nous sommes aussi des Gregor Samsa, ayant subi une métamorphose, nous nous sommes réveillés dans le même monde mais en découvrant que notre horizon est limité à une utra-mince et fragile zone critique dont notre survie dépend, poussière dans l’Univers, sans possibilité de s’en échapper quoiqu’en rêve Elon Musk.
Sur le même bateau
On a découvert que tout notre environnement direct, le seul qui compte, est dangereusement affecté par l’homme. Quoi qu’on regarde du paysage (eau, océans, animaux, plantes…), il est mis en péril par nous, jusqu’à avoir aujourd’hui l’air qu’on respire devenu potentiellement mortel avec le virus.
Mais on a aussi découvert que nous ne vivions pas comme des êtres autonomes, mais reliés aux autres et à la nature dans un processus d’engendrements successifs. La pandémie a permis ainsi de découvrir ces métiers essentiels mais qu’on avait oublié de voir (infirmières, éboueurs, …).
Le virus qui ne connaît pas de frontières nous a fait reconnaître, nous, tous les terrestres, "comme ceux qui se trouvent sur le même bateau".
Pour Latour, il faut ajouter au monde où je vis, le souci du monde dont je vis. Le territoire n’est pas la place qu’on occupe mais ce qui nous définit. Les frontières qu’on place entre les états, les classes sociales, dans la diversité du vivant, sont illusoires, "autant diviser la mer avec une épée": la richesse des uns s’appuie sur la pauvreté des autres, notre alimentation s’appuie sur la dégradation des sols, etc.
Ceux qui veulent simplement pouvoir respirer à nouveau comme avant, nous ramènent à un monde où, dit-il, on étouffe: de la température qui grimpe en Arctique, aux forêts qui flambent en Amazonie, voir au dernier appel de Georges Floyd aux Etats-Unis.
Réactiver le sens commun
Bruno Latour, citant Isabelle Stengers, en appelle à réactiver le sens commun, à développer des liens qui libèrent. Au passage, il étrille l’Economie quand celle-ci est le seul argument invoqué ("le poids économique des choses"). "L’Economie isole et met hors sol. Ce que le confinement a permis, c’est de resituer ceux qui acceptent d’être jugés à leur capacité de maintenir ou au contraire de détruire les conditions d’habitabilité de leurs dépendants". Il constate que les règles dites d’airain de l’économie ont bien pu sauter avec la pandémie.
Atterrir comme nous avons été forcé de le faire, c’est "être capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres".
Bruno Latour fustige cette illusion de certains hyper-riches de pouvoir fuir hors de ce monde "en laissant le plus grand nombre de surnuméraires se débrouiller comme ils peuvent". Il compare ce fantasme à celui des religions qui évoquaient un au-delà qui n’existe pas, car il ne faut pas sortir hors du monde mais dedans, habiter autrement cette zone critique qu’il appelle Terre.
Ecrit comme un conte philosophique, Où suis-je ? prolonge ses conférences, jeux de rôle et spectacles, qu’il propose pour susciter les questions et nous obliger à penser davantage l’étrange époque où nous vivons. Pour retrouver -mais autrement situés- notre goût de la liberté et de l’émancipation.
A la fin de son livre, il dresse une liste de tous ces penseurs qui l’accompagnent et qui ont nourri ses propres réflexions.
**** Où suis-je, Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Essai, De Bruno Latour, Les Empêcheurs de penser en rond, 187 pp., Prix: 15 €