Songe d’hiver d’un sans-abri
"Bastien ours de la nuit", un album onirique et magnétique de Ludovic Flamant et Sara Gréselle.
Publié le 28-01-2021 à 14h18 - Mis à jour le 04-03-2021 à 17h41
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Seul dans la ville, la nuit tombée, Sébastian se réchauffe comme il peut, en soufflant dans ses mains, à peine protégées par ses mitaines. Ce soir, c’est un bon jour, celui du ramassage des cartons. Il va pouvoir s’inventer une maison.
Dès qu’il trouve le sommeil, c’est Bastien, son alter ego, qui s’éveille et part à la recherche d’un grain de décence et de chaleur.
Songe d’hiver d’un sans-abri, dans un nuancier de gris éclairé d’espoir, tout en crayonné gras, Bastien ours de la nuit, de Ludovic Flamant et Sara Gréselle, nous plonge dans le silence des froidures.
De la couleur de la terre ou du pavé, cette histoire solitaire, sensible et magnétique, d’un homme errant, reflet du drame des SDF, donne corps et âme aux chiffres et statistiques repris dans les médias.

Les illustrations en médaillon ovale de Sara Gréselle, au coup de crayon d’une précision nimbée d’humanité, attirent le regard, qui trop souvent se détourne de la réalité. Ici, il n’est plus moyen d’y échapper. Les yeux plongés dans ceux de Bastien, le lecteur suit pas à pas les déambulations nocturnes de l’animal en quête de miettes. Il trouvera des restes de gâteau, une couronne de papier, un vieil hamburger et croisera, en chemin, une dame élégante et intemporelle en train de promener son chien. Quand elle l’aperçoit, elle sort une flasque de sa poche et lui propose du whisky et un collier. L’animal préfère sa liberté. Il retourne auprès de Sébastien, après avoir dansé et permis au violoniste de gagner plus d’argent que jamais, avant de se faire arrêter par des policiers.
"On voulait, pour les enfants, une fin ouverte, ambiguë, peut-être heureuse. On ne sait donc pas si Sébastien meurt à la fin", nous dit Ludovic Flamant, conscient qu’il vient de signer un livre difficile, mais dont il tire une certaine fierté.
Précarité
Il s’agit, en effet, d’un album magnifique, un vrai coup de cœur de la rentrée de janvier, qui renvoie à l’inconscient collectif ou à l’image de La Petite Fille aux allumettes de Hans Christian Andersen.
Parler de la pauvreté aux enfants pourrait refroidir certains éditeurs ou prescripteurs, pourtant la précarité les touche au premier plan et la littérature en regorge d’exemples, notamment grâce à Charles Dickens.
Du côté des albums jeunesse, que certains imaginent riants, les sans-abri ont également trouvé voix. N’oublions pas ces chers Ernest, musicien des rues, et Célestine, ramassée dans une poubelle, de notre compatriote Gabrielle Vincent, qui avait choisi des lavis sépia pour dire la tendresse, l’humilité et la complicité de ce couple improbable.
C’est de nouveau le visage d’un ours qui apparaît ici, et la bichromie, rehaussée de quelques touches de couleur, qui s’imposent, pour évoquer la tragédie d’une vie sous les étoiles, un récit né du rêve de l’illustratrice, Sara Gréselle. Au réveil, elle en parla à Ludovic Flamant, son complice à la ville comme à la page, qui resta hanté par l’image de cet ours au milieu d’une ville plongée dans l’obscurité. Et qui a toujours été attiré par les personnages marginaux, comme le raconte Chafi, (avec Emmanuelle Eeckhout, Pastel, 2005), qui met en scène un père éboueur.

Documentaire
Né d’un rêve porteur et comme tombé du ciel - une aubaine pour un artiste -, Bastien ours de la nuit trotte donc depuis longtemps dans l’esprit de l’auteur, sensible à la question des sans-abri. Il s’est d’ailleurs inspiré de l’exposition Denizens de Andres Serrano, à Bozar, qui a photographié les sans-abri à Bruxelles, et de l’essai L’ours, histoire d’un roi déchu de Michel Pastoureau, qui raconte cette créature chassée, tenue à l’écart d’un endroit qui avait un jour été son royaume.
Ancré dans le réel, avec, entre autres, des prostituées, que détectera l’œil averti, en arrière-fond, le récit croque également de vrais personnages, à la manière de Munch, tels Vincent Eloy (qui joue dans la série Ennemi public), et qui a accepté de poser pour Sara Gréselle. Malgré cette dimension documentaire, l’album préserve sa part d’onirisme, transcendée par des mots choisis, les lumières de la ville et ces pages panoramiques où les arbres tortueux jaillissent des fenêtres.

Bastien ours de la nuit Album De Ludovic Flamant et Sara Gréselle, Versant sud jeunesse, 48 pp. Prix 14,50 €. Dès 7 ans.
