Florence Aubenas: "En Belgique, tout m’émeut"
La journaliste et écrivaine Florence Aubenas publie « L’Inconnu de la poste », après six ans d’enquête sur un meurtre resté mystérieux et impuni. Un récit de non-fiction à l’écriture magnifique, qui dresse avec justesse un tableau de ces franges oubliées de nos sociétés.
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- Publié le 11-02-2021 à 07h07
- Mis à jour le 12-02-2021 à 18h15
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En décembre 2008, la postière du village de Montréal-la-Cluse, Catherine Burgod, enceinte, est retrouvée assassinée de 28 coups de couteau, 3000 euros ont été volés. Commence alors une enquête de douze ans, non achevée, avec divers suspects. Et en particulier Gérald Thomassin, acteur reconnu, César du meilleur espoir masculin en 1991, à 16 ans pour Le Petit Criminel de Jacques Doillon. Il enchaîne ensuite une vingtaine de films mais en 2008, il est devenu SDF, toxico et traîne dans la petite ville avec deux compères, Tintin et Rambouille. Personnalité clivante, il fait longtemps figure de suspect idéal. Il est incarcéré en 2013 mais bénéficie finalement d’un non-lieu juste après qu’il ait disparu en août 2019, sans laisser de traces. Entretemps, un nouveau suspect, un ambulancier, est apparu.
Si le récit a sa part prenante de suspense, l’essentiel comme dans les exemples de récits de non-fiction de grands auteurs américains (Truman Capote, Norman Mailer, Tom Wolfe), est dans le portrait que Florence Aubenas dresse d’une petite ville, d’une région, d’hommes et de femmes qu’elle a longuement rencontrés et interrogés avec empathie.
Reporter au Monde depuis 2012, elle avait publié en 2010, le bouleversant témoignage Quai de Ouistreham. Elle restitue ici dans L’Inconnu de la poste, avec une grande justesse et dans la complexité du réel, un morceau de cette France, loin de Paris, secoué par les crises économiques et bouleversé par cette longue enquête criminelle et ce meurtre mystérieux.
Une grande oeuvre d’écrivaine.
Comment vous êtes-vous intéressée à ce point au meurtre de la postière de Montréal-la-Cluse ?
C’était au début un simple fait divers que je traitais pour le magazine M du Monde en 2014 (le meurtre avait eu lieu en 2008). Puis, comme tout le monde, j’ai eu envie de savoir, et peu à peu cette histoire m’a attrapée. Plus que le crime devenu quasi anecdotique, c’est tout ce qui gravite autour qui m’a happée : la ville, son histoire avec l’industrie du plastique, la rencontre avec le père de la victime, le personnage de Gérald Thomassin, etc. Les auteurs américains de non-fiction, qui font des reportages littéraires et que j’aime lire, déploient des ‘tiroirs’ dans leurs récits avec des histoires dans l’histoire, comme le fait Jon Krakauer dans Into the Wild.
Il y a de nombreux tiroirs dans votre livre: le monde du cinéma, les enfants perdus de la DDass, une petite ville française, le fonctionnement de la Justice,… Lequel vous a le plus frappé?
Quand on suit une affaire criminelle, le premier réflexe est de rester collée aux basques des enquêteurs. Mais j’ai vite lâché ce fil et j’ai préféré suivre la dévastation qu’une enquête comme celle-là peut susciter dans un village, l’impact qu’elle a sur la vie des gens. C’est ce qui m’a le plus frappée.
En suivant ces enquêtes, la presse participe-t-elle à cette « dévastation » ?
Le fait divers est le secteur le plus concurrentiel dans la presse. On se bat pour avoir le scoop ou la dernière information car le public aime ce côté suspense. Mais c’est un secteur où parfois le danger est là, quand on va trop vite. Ici, j’ai choisi de prendre le temps.
Le personnage central est Gérald Thomassin, longtemps suspect principal et qui a disparu en août 2019 alors qu’il était sur le point d’être innocenté, un non-lieu a été prononcé à son égard.
Sa personnalité est étonnante. Comme il le dit, il y a deux choses qui remplissent sa tête: la rue et le cinéma. Il a un pied dans le caniveau et un pied dans Hollywood. Il est un véritable acteur, révélé à 16 ans dans Le Petit Criminel de Jacques Doillon, César du meilleur espoir masculin. Puis, il enchaîne une vingtaine de films. Et à la fois, il vient de la DDass, il n’a pas connu ses parents, il se drogue, est devenu SDF. Arrivé peu auparavant dans une petite ville comme Montréal-la-Cluse, il pouvait apparaître comme un coupable possible, logeant dans une cave devant la poste et en plus, comme acteur, « il savait mentir » disait-on. Sa personnalité est clivante.
Presqu’un personnage à la Rimbaud sans les mots et sans le génie?
Peut-être. Il a du charisme. De nombreuses personnes, hommes comme femmes ont toujours voulu l’aider dans sa carrière. Et à la fois, il a fui sans cesse.
Est-il mort?
Je n’en sais rien. Il a disparu. Si mon livre peut aider à amener de nouveaux témoignages, tant mieux.
Le livre est le fruit d’un reportage de très longue haleine.
J’ai passé six ans à faire ce reportage, de 2014 à 2020, pas à temps plein, mais au final j’y ai consacré encore une année, en allant sur place. J’ai été tellement aspirée par l’histoire et les gens que j’ai rencontrés que j’ai même fini par être interrogée par la police parce que c’est moi qui avait envoyé à Thomassin les cent euros du billet de train qu’il prit le jour de sa disparition. Etait-ce trop de l’avoir aidé alors ? Je ne pense pas. J’ai sympathisé avec nombre de gens sans franchir de lignes rouges.
Pourquoi ne pas avoir utilisé le « je », qui permet en se mettant en scène de dire d’où vous écrivez ?
Bien sûr qu’on parle toujours de quelque part. On trimballe avec soi son vécu. Utiliser le « je » aurait été plus simple pour construire le livre mais je n’ai pas voulu que l’on découvre l’histoire et ses protagonistes à travers mes yeux. Je voulais donner à chacun une place entière pour parler et se défendre. Le « je » eut été trop envahissant et aurait réduit le regard.
Mais vous risquez de masquer vos sympathies, ce syndrome de Stockholm ?
C’est toujours un risque bien sûr, qu’on connaît tous dans le journalisme. Ceux qui suivent la politique et l’Elysée peuvent tout autant être suspects de sympathies ou d’antipathies personnelles. Les Américains parlent du risque de « tomber amoureux de son sujet ». C’est un problème général pour la presse et il faut faire attention. Mais cela ne me gêne pas et je place mes lignes rouges.
Craignez-vous l’accueil que les protagonistes feront à votre récit ?
C’est, bien sûr, ma crainte principale comme chaque fois que j’écris quelque chose, même bref. J’ai l’habitude d’interviewer des gens qui n’ont pas, eux, l’habitude des interviews. Je sais que brusquement, mon texte leur tend un miroir. Mais dans ce récit j’ai veillé tout autant à ne pas blesser les gens qu’à ne pas biaiser sur ce que je voyais.
Quelle différence faites-vous entre un reportage journalistique comme vous en avez tant faits et un livre de non-fiction comme celui-ci à la superbe écriture et à la construction très littéraire ?
La presse exige une dure discipline: il faut rentrer le texte à temps, sur une longueur donnée. Alors écrire un livre c’est sortir de ces contraintes, se libérer et faire comme j’en ai envie. Mais ce n’est pas plus simple. J’en ai bavé pour écrire ce livre que j’ai dû reprendre plusieurs fois quand l’enquête évoluait. Il a été difficile à construire. J’ai choisi un fil narratif chronologique de 2008 à 2021 et d’y placer à l’intérieur des flashbacks explicatifs. Il fallait à la fois que les lecteurs ne s’y perdent pas et qu’ils sentent le temps qui passe, la durée exceptionnelle de cette enquête. Cela m’a posé des problèmes formels mais l’écriture m’intéresse beaucoup autant que le journalisme.
Vous dites adorer Simenon, et vous ajoutez, « un Belge comme moi ». C’est important la Belgique pour vous? Cela change votre regard dans votre travail ?
Bien sûr. J’y ai vécu 18 ans, toute mon enfance. Je suis française mais chaque fois que je viens en Belgique j’ai l’impression de rentrer chez moi. En Belgique, tout me parle et tout m’émeut. Je suis certaine que d’avoir grandi ‘ailleurs’ a changé mon regard. J’ai acquis une distance plus grande. Cela fait parfois sourire les Français car la Belgique, surtout francophone, leur paraît si proche mais elle est plus éloignée qu’ils ne le pensent.
Cela vous permet-il par exemple de mieux appréhender la province française, les gilets jaunes ?
Dès qu’on a la distance, on voit autrement. La périphérie en réalité, c’est Paris. La France, là où vivent les Français, ce sont d’abord les campagnes, les petites villes. Les journalistes parisiens qui l’ont oublié sont ceux qui n’ont pas vu venir les gilets jaunes ou les votes extrémistes.
Votre livre est comme un polar à la Simenon, mais où, à la fin du livre, on ne connaît pas le coupable. Cela crée une incertitude qui enrichit le livre.
Le crime reste à ce jour sans coupable puisque Thomassin a eu un non-lieu et que le dernier suspect est toujours présumé innocent. Un procès n’a pas encore eu lieu. J’aime cette idée d’un fait divers où tout ne s’explique pas, c’est comme dans la vie. J’ai aimé conserver ces incertitudes, ces doutes. C’était le côté le plus fascinant dans l’écriture de ce livre.

L’inconnu de la poste, Récit, De Florence Aubenas, L’Olivier, 240 pp, Prix: 18,50 €
