"Tous les jours, j’envisage le monde comme un grand poème"
À la tête de la collection Poésie chez Points Seuil, Alain Mabanckou se réjouit que la force et la beauté de la poésie essaiment.
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Publié le 25-02-2021 à 16h19 - Mis à jour le 26-02-2021 à 11h09
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Jusqu’ici, il était un poète, un romancier, un essayiste et un professeur à la prestigieuse UCLA, l’université de Californie. Le voici désormais également éditeur : ce 25 février, Alain Mabanckou prend la direction de la collection Poésie chez Points Seuil. Un nouveau défi qui réjouit celui dont le travail est de plus en plus marqué par l’engagement politique. Dany Laferrière, qui le connaît bien, a ainsi dit de lui qu’il est "habitué à observer la politique de façon acérée et lucide. Mais il a attendu d’avoir une œuvre et certains pouvoirs avant de s’exprimer". Dans son riche palmarès, on peut épingler le prix Renaudot pour Mémoires d’un porc-épic en 2006 et le convoité prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre en 2013. L’écrivain franco-congolais nous parle depuis Los Angeles, où il vit une partie de l’année.
Quelle est la place de la poésie dans votre vie ?
Elle a une place fondamentale parce que c’est la première forme d’écriture que j’ai embrassée quand j’ai commencé à écrire. J’ai d’abord publié des recueils de poèmes, ce que beaucoup ignorent parce que les poètes savent vivre dans la discrétion, qu’ils publient des choses que personne ne lit mais que tout le monde respecte ! Le poète est considéré comme un rêveur, quelqu’un qui n’a pas les pieds sur terre, qui a peut-être des hallucinations, là où on pense que le romancier écrit des histoires de tous les jours. Or c’est faux : j’ai toujours dit que les plus grands romans sont ceux qui sont investis par la poésie. Donc tous les jours j’envisage le monde comme un grand poème. Même quand j’écris un roman, je ressens toujours cet élan poétique qui est en moi, je cherche par tous les moyens à le libérer. Je viens d’Afrique où la parole est fondamentale : j’ai écouté mes parents s’exprimer par des symboles et des images. Or la poésie, c’est l’art de tisser ces symboles et ces images dans le but de nous permettre d’exprimer un imaginaire.
Vous souvenez-vous de vos premiers émois poétiques ?
C’était des poèmes d’amour, pendant mon adolescence, quand je découvrais les Romantiques, quand je récitais Lamartine ou Alfred de Vigny, ces grands poètes français qui parlent des troubles de l’âme. Ils ont la cote auprès des adolescents parce que leurs préoccupations se rejoignent : le monde est terrible parce que l’aimée est partie. Mes premiers émois sont donc liés au chagrin d’amour, ensuite il y a eu l’angoisse de la vie (la mort qui rôde, la peur de perdre un proche) puis la poésie qui défend une cause.
Que diriez-vous à celui qui pense que la poésie n’est pas pour lui ?
Je lui dirais qu’il est peut-être tombé sur un poète qui n’était pas de sa sensibilité. Quand vous allez dans un magasin de chaussures, certaines vont vous faire mal, d’autres sont trop petites ou d’un cuir qui n’en vaut pas la peine, et puis il y a celles qui conviennent à vos pieds. C’est la même chose avec les romanciers et les poètes : certains peuvent ne pas correspondre à vos attentes. Vous préférez peut-être la poésie cérébrale, formelle, de la parole ou de l’émotion. Il ne faut donc pas tirer trop rapidement un trait sur la poésie, mais persévérer parce qu’elle est notre amie, pas notre ennemie.
Qu’est-ce qui va guider vos choix pour la collection Poésie ? Quelles sont vos envies ?
La collection fonctionne selon deux axes : je rachète les droits de recueils déjà publiés pour en donner une nouvelle version en format poche, en ajoutant parfois des textes neufs, et je publie des inédits. Cette sélection est rude parce que vous donnez parfois une visibilité à un inconnu qui, par conséquent, sera directement intégré parmi les classiques aux côtés de Mohammed Dib, Aimé Césaire, Rilke,… Publier un inédit nécessite du temps. Ce doit aussi être un coup de cœur. J’en reçois tous les jours, notamment d’auteurs africains qui me disent : grand frère, puisque tu diriges la maison, tu me prends ! Ils ne comprennent pas les enjeux, alors je leur écris pour leur expliquer que je ne peux pas tout publier. Ils pensent que la maison leur est ouverte, je dois donc leur dire qu’on publie la crème de la crème. D’autant qu’il ne faut pas cacher qu’une maison d’édition est aussi commerciale. Quand on publie quelqu’un dont personne n’a jamais entendu parler, c’est une consécration : il faut quelque chose dans les textes qui justifie d’être sauvé, que ce soit dans la recherche formelle, thématique… Je suis très attentif à l’équilibre géographique (tous les continents), à l’équilibre des sensibilités poétiques (je vais aussi chez les musiciens, les rappeurs, les gens de théâtre), à l’équilibre des genres (hommes/femmes, jeunes/moins jeunes). Je ne pourrais donc pas publier cinq écrivains africains d’un coup !
Avez-vous une totale liberté ou devez-vous vous inscrire dans l’histoire de la collection ?
J’ai une totale liberté. Je lis et je partage avec mon comité de lecture - je travaille avec trois femmes. Il faut que cela soit démocratique, donc on discute. C’est aussi un catalogue dans lequel je souhaite préserver les grandes voix de la poésie du monde. On est donc là aussi pour sauver, préparer la pépinière, sur un rythme de dix parutions par an, dont six à sept reprises et trois inédits. Je suis aussi à la recherche de femmes parce que je me suis rendu compte que le catalogue était très masculin !
Quels sont les premiers auteurs que vous publiez ?
Il y aura Souleymane Diamanka, qui est un rappeur et pour lequel on a fait un mix de textes et de chansons. Puis le poète haïtien Louis-Philippe Dalembert, la poétesse française Maris-Christine Gordien et la Finlandaise Sofi Oksanen qui a écrit un texte magnifique, "Une jupe trop courte", sur les atrocités subies par les femmes.
Pensez-vous que l’école demeure un lieu essentiel pour l’éveil poétique ?
L’école est le premier territoire de l’accès à la poésie. Moi-même au Congo-Brazzaville, j’ai lu des poèmes de Charles Péguy, de Victor Hugo, de Lamartine, on les lisait dans les Lagarde et Michard ou ailleurs, et c’est bien dommage si l’école ne poursuit pas cette mission. On vivait une période où les gens accordaient peu de temps à la poésie, mais quand on est entré dans le vertige de la pandémie, on s’est rendu compte de la force et de la beauté de la parole. La poésie n’a jamais été aussi demandée que pour le moment. Elle existe dans les chansons, les romans, les pièces de théâtre… Nous avons la responsabilité d’enseigner la poésie à l’école. À l’université, je donne un cours d’introduction à la poésie africaine, qui fait toujours salle comble. À travers la poésie, on lit l’histoire du continent africain : l’esclavage, la colonisation, les dictatures, les migrations, le génocide du Rwanda, tout y est repertorié.
Beaucoup ont été éblouis par la performance de la jeune Amanda Gorman lors de la prestation de serment de Joe Biden. Donner une place à la parole poétique à cette occasion, c’est rappeler sa portée politique…
Tout à fait, et c’est intéressant de retourner à la force de la parole, mais il ne faut pas se tromper : c’est aussi la personnalité de la jeune poétesse qui a touché, elle a très bien lu, la circonstance était grave et le monde entier s’était arrêté pour la regarder. Je regrette de ne pas avoir remporté les enchères et de ne pas la publier. Nous étions sept éditeurs français, et c’est Fayard qui a signé le plus gros chèque et la publiera donc prochainement. J’ai encore l’espoir de la reprendre dans cinq ou six ans, si cela devient un classique…
C’est peut-être aussi la preuve que la poésie bénéficie d’une aura particulière aux États-Unis ?
Il y a ici un respect total pour la poésie. Tous les grands poètes américains sont à l’université pour enseigner. En France, on n’y engagerait pas les poètes sans agrégation, sans habilitation. Aux États-Unis, un recueil de poésie peut devenir un best-seller, des lectures sont organisées, preuves d’une certaine puissance. Être poète aux États-Unis vous offre plus d’envergure et de respect qu’être romancier. Le poète est celui qui s’investit, qui regarde l’horizon, quand le romancier décrit sa réalité. Quand on y pense, c’est assez étonnant dans cette société américaine.
Comment expliquez-vous qu’il en soit ainsi ?
La société américaine est une superposition de cultures, et beaucoup d’entre elles sont des cultures de la parole : les hispaniques, les mexicains, les colombiens… toute l’Amérique latine se fonde sur la parole. Les Noirs américains ont eux aussi un passé qui repose sur la parole. Ce pays étant constitué en grande partie par ceux qui ont été déracinés, le déplacement imprègne l’imaginaire collectif. C’est ce qui pousse les gens à investir ce champ pour aller chercher la parole d’origine.