Remède à la misogynie
"Moi les hommes, je les déteste", premier essai de Pauline Harmange: phénomène d'édition et œuvre utile.
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Publié le 03-03-2021 à 11h27 - Mis à jour le 12-03-2021 à 16h09
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Lilloise, 26 ans, parents profs, études d’anglais puis de communication, un temps rédactrice de contenus pour "de petites créatrices, des artisanes, comme de très grosses boîtes qui vendent des pneus", blogueuse de longue date, Pauline Harmange est une irréductible adepte de l’écriture qui structure. Et une amoureuse affirmée de la fiction.
C’est d’un essai pourtant, son premier, que naît le phénomène. Sorti fin août au Monstrograph, petite maison d’édition associative, Moi les hommes, je les déteste fait l’objet d’une tentative d’interdiction par un chargé de mission du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, pour "ode à la misandrie". Une vague de soutien se lève, les commandes affluent, un nouveau tirage est aussitôt épuisé. Illustration exemplaire de ce qu’on appelle l’"effet Streisand", où la volonté d’étouffer un fait ou une information provoque un résultat inverse. Les éditions du Seuil rachètent le livre et le republient en octobre, tandis que les contrats de traduction se multiplient. Dernières en date : les versions italienne et néerlandaise.

Depuis peu, votre bio sur les réseaux sociaux affiche : "globe-trotter des masculinités fragiles"…
Sans être toujours au fait de la publication de mon livre dans un autre pays, je suis mise au courant quand des insultes d’hommes commencent à arriver dans une nouvelle langue. Parfois même avant la parution, car souvent il suffit d’un titre. À côté de ça, j’ai des témoignages de lectrices du monde entier qui se reconnaissent. On dirait bien que j’ai touché une corde sensible.
Les messages des unes compensent-ils ceux des autres ?
Un message de soutien, de reconnaissance a bien plus d’effet sur mon moral et ma foi en l’humanité que les insultes que je reçois. Notamment parce que les femmes qui me remercient sont beaucoup plus lyriques et plus intéressantes à lire que les hommes qui m’insultent.
L’année 2020, inédite partout et pour tout le monde, l’aura été singulièrement pour vous. Comment l’avez-vous traversée ?
Objectivement, je ne peux guère m’en plaindre : c’est l’année de mon succès inattendu, etc. Mais aussi une année de solitude assez extrême où, face à une exposition médiatique très soudaine, forte, difficile à gérer, et à la cyberviolence, je n’ai pas pu activer mes mécanismes de soutien habituels : voyager, voir mes amis, etc.
Un des effets collatéraux de cette vague de cyberviolence a été de vous faire rencontrer Myriam Leroy et Florence Hainaut, qui préparaient un documentaire à ce sujet…
Peu après la nouvelle sortie de mon livre, mon attachée de presse, qui connaît Myriam Leroy (dont Les Yeux rouges est paru au Seuil), m’a informée de ce projet et nous a mises en contact. J’étais sur mes gardes quant à ma façon d’apparaître dans les médias ; je ne connaissais pas Myriam et Florence. Et j’avais peur de n’avoir rien d’intéressant à dire – le fameux syndrome de l’imposteur…
Finalement, vous intervenez dans leur film.
Oui. En fait j’ai rencontré des sœurs dans le sens "soror" du terme, avec qui j’ai passé un moment intense. Au plus fort du cyberharcèlement, j’ai pu rapidement mettre des mots et être entendue, reconnue dans ce que je vivais, par des personnes qui ont vécu la même chose – voire pire. C’était très cathartique.
Outre la sororité, quels sont vos carburants, au propre et au figuré ?
Au propre : le café, les noix de cajou et mon chat. Au figuré, beaucoup de lectures… En ce moment, pas mal de romance jeune adulte LGBT. J’ai besoin de retrouver régulièrement des espaces où, d’une certaine manière, tout ce qui va mal aujourd’hui est soigné dans la fiction. Mon carburant aussi c’est… toutes les femmes de mon entourage, tellement fortes : un exemple permanent de tout ce que j’aimerais être quand je serai grande (rires). Et la colère, bien entendu.
À vous lire et à vous entendre, on comprend en effet que la colère est pour vous un des moteurs de l’action.
J’ai pu beaucoup y réfléchir ces dernières années, avec mes camarades de l’association [L’Échappée, qui vient en aide aux victimes de violences sexuelles, où Pauline Harmange est bénévole et militante, NdlR]. Nos réunions commencent toujours dans une grande colère, parce que rien ne va. Et puis ça génère une énergie d’où naîtront certaines solutions. Je suis persuadée qu’on ne peut lutter efficacement sans colère, c’est-à-dire sans éprouver de sentiment d’injustice. C’est peut-être ce qui manque aux hommes pour être vraiment utiles au féminisme. Selon Malcolm X, on ne peut combattre efficacement ce qu’on ne hait pas. Je suis assez d’accord.
Quel rôle jouent/peuvent jouer les émotions dans la construction d’une pensée critique, politique ?
On fait une grave erreur – très masculine, d’ailleurs – en imaginant qu’il faut se dévêtir de toute émotion pour arriver à être objectif et analyser une situation. Je pense au contraire que savoir reconnaître nos émotions nous permet de porter un regard plus affiné sur le monde et sur ce que le monde imprime sur nous. Sur un homme blanc, valide, aisé, etc., le monde imprime plutôt du positif, ce qui forcément rend moins utile la reconnaissance d’émotions négatives.
De la même manière, la parole des personnes opprimées est peu écoutée, parce qu’elle est chargée d’affects – ce qui justement est légitime et fort. C’est toute la puissance, j’y reviens, de la fiction : pouvoir injecter de l’émotion dans des vécus et raconter des histoires. On partage beaucoup plus d’intime en glissant du politique dans de la fiction, je pense, qu’en lisant une théorie sèche et universitaire.
"Moi les hommes, je les déteste" fait partie, avec "Présentes" de Lauren Bastide ou "Le Génie lesbien" d’Alice Coffin, de ce qu’on pourrait désigner comme un corpus de vulgarisation de la pensée féministe. L’année écoulée, toute horribilis qu’elle soit, aura accouché de ces jalons.
Je suis contente qu’il y ait une place médiatique pour des ouvrages grand public comme ceux d’Alice et de Lauren. Je reviens beaucoup à bell hooks [nom de plume de Gloria Jean Watkins, intellectuelle et militante féministe afro-américaine, NdlR] qui, dans les années 2000 déjà, déplorait la tenue de discours féministes ardus, opaques, oubliant tout un pan de la population. Avoir écrit un livre facile à lire compte beaucoup pour moi.
L’accessibilité ne dévalue en rien son propos.
Le fait que la parole d’une – comme on ne cesse de me le répéter – très jeune femme puisse se révéler aussi universelle, c’est en effet extrêmement précieux et cela abat une barrière supplémentaire de la littérature et la pensée féministe : ce ne sont pas forcément les personnes les plus médiatisées et les plus âgées qui sont les plus pertinentes là maintenant tout de suite.
La pertinence de la misandrie – votre sujet –, c’est d’être un remède à la misogynie ?
Ce que je constate, c’est que les femmes qui se reconnaissent dans mes mots étaient déjà misandres sans le savoir. Il y avait ces émotions, cette colère, mais pas forcément les mots pour le dire. Une de mes meilleures amies m’a dit qu’elle voyait la misandrie comme une arme d’autodéfense contre la misogynie. Pour moi c’est un peu ça : l’arme mais aussi le remède à ce qu’on se prend dans la tête tous les jours.
Dont un flot continuel d’injonctions paradoxales : d’un côté à se conformer aux schémas de genre, de l’autre à s’affranchir des rôles genrés, pour ne prendre qu’un exemple.
Être profondément féministe et devoir déprogrammer tout ce qu’on a appris, c’est se faire une petite violence. En ce moment, je suis là, avec toutes les attaques que je subis sur mon physique, à travailler dessus, à essayer de comprendre pourquoi ça me remue autant, pourquoi ça me fait du mal alors que théoriquement, empiriquement, je m’en fous.
C’est une introspection non pas choisie, mais forcée...
Je me demande quel pourcentage de femmes peut dire, à n’importe quel âge : je suis cent pour cent à l’aise avec mon corps, avec mon image. Je ne sais pas. Et je trouve ça hyper triste.
- "Moi les hommes, je les déteste", Pauline Harmange, Seuil, 90 pp., 12 €
- Le blog Un invincible été renvoie aussi vers l’infolettre de Pauline Harmange et les réseaux sociaux où est elle est présente.
- "Sale Pute", documentaire de Myriam Leroy et Florence Hainaut traitant des cyberviolences, sera accessible via Proximus en TVOD dès le 4 mars (coll. Women), puis dans le pack Movies&Series le 15 mars à 20h. Et diffusé ensuite sur la RTBF à la mi-mai et sur Arte le 23 juin.
- Pauline Harmange a écrit un chapitre pour l'ouvrage collectif "Survivre au sexisme ordinaire" (Librio).

TROIS COUPS DE CŒUR
de Pauline Harmange
de Pauline Harmange
Jane the virgin – série américaine adaptée d’une telenovela vénézuélienne – "Avec son réalisme magique, cette telenovela m’a beaucoup parlé, et guidée, puisqu’il y est question d’une jeune femme qui veut devenir écrivain. Cette série, où tout le monde est gentil, montre qu’on peut donc créer des histoires où la communication est hyper importante et où on ne joue pas sur les non-dits ou les préjugés."
Portrait de la jeune fille en feu – de Céline Sciamma, avec Adèle Haenel – "C’est vraiment ce film qui a mis la notion de female gaze au centre de la discussion en France dans l’art. C’est une œuvre qui, tout du long et bien après, habite la réflexion féministe. À voir. Magnifique, bouleversant."
Ma sœur – "Je ne me lasse pas de l’album de Clara Luciani, Sainte-Victoire, que j’ai écouté en permanence en écrivant mon livre. Et notamment "Ma sœur" , qui est ma chanson préférée de toute la terre, je crois."