Ces problèmes d’héritage qui divisent famille et propriété
Publié le 15-03-2021 à 09h57
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Trois sujets se chevauchent dans le dernier roman de Gisèle Bienne : la vie d’un domaine agricole, les liens et les heurts dans une famille de sept enfants, les problèmes de partage entre les héritiers de cette famille-là. Trois sujets peu abordés, et surtout pas en même temps, dans l’ensemble des romans actuels. Et chapeautant l’ensemble, le sens que l’on a de ses droits, la tristesse des désaccords et les verdicts de la justice.
Née dans l’Aube en 1946 et vivant aujourd’hui à Reims, Gisèle Bienne a commencé à écrire à l’âge de 28 ans après avoir hésité entre l’écriture et la peinture. Ce qui se ressent dans son talent à restituer les images, les couleurs, le visuel de ses observations. En 1976, elle écrit Marie-Salope du nom dont son héroïne se voyait épinglée par sa famille. C’était le livre qu’il ne fallait pas oser. Comme plusieurs de ses romans suivants, il comptait beaucoup d’éléments autobiographiques que récusèrent ceux qui s’y reconnurent. Elle fut mise au ban des siens, offusqués par ses portraits acérés témoignant de la brutale réalité du milieu paysan. Son exil dura plusieurs années durant lesquelles elle continua de publier et de récolter lecteurs et prix. En 2019, elle dénonça, avec La Malchimie, les dégâts des produits phytosanitaires sur ceux qui les emploient et y perdent la vie, inconscients de leur nocivité.
La rage de l’aîné
Avec L’homme-frère, la narratrice - dont le prénom Gabrielle ne trompe pas sur ses affinités avec la romancière - revient au village où elle est née. Elle ne le nomme pas, lui laissant son côté d’ailleurs universel : un point dans la plaine blanche avec ses blés et ses orges où rien ne bouge. Ses frères et sœurs sont là qu’elle n’a plus revus depuis ses 23 ans. On se dit bonjour, s’embrasse, ne dit rien. Elle ne sait même plus les raisons de leurs brouilles. Lui reviennent les souvenirs de leurs rires, des contraintes et des rêves de leurs enfances. C’est l’enterrement du père qui a organisé lui-même la cérémonie. Il a aussi organisé son testament. Excluant l’un, le tendre Sylvain héros de précédents romans, partageant l’ensemble de ses biens entre ses autres enfants, il provoque la rage de l’aîné qui l’a secondé durant toute sa vie à la ferme sans aucune rétribution et s’attendait, à titre de dédommagement, au "salaire différé" accordé par le droit.
"La famille, c’est plein de nœuds", avait dit Sandra, la jeune "schizophrène" qu’aide Gabrielle dans ses ateliers d’écriture. Les nœuds seront très serrés qui vont mettre à mal les liens entre ces héritiers-là. Marc conteste le testament et engage un procès contre ses frères et sœurs qui ont, eux aussi, des raisons de se voir attribuer quelques gratifications. Mais le père n’était pas reconnaissant. Et la mère, décédée elle aussi, avait prévenu contre les disputes. Attachée au passé commun, Gabrielle, la seule à avoir fait des études universitaires et à avoir pris ses distances avec la famille, joue les conciliatrices. Rien, pourtant, n’arrête les fureurs des uns et des autres, mettant le domaine en péril. Le temps passe. Chacun vieillit. La plaine est grignotée par la ville et son avidité à s’étendre. L’un d’eux va-t-il l’emporter sur les autres ? Y aura-t-il comme dans Le cercle de craie caucasien de Brecht qui l’inspire un jugement de bon sens ?
Vitalité d’écriture
Gisèle Bienne a une vitalité d’écriture à laquelle on ne résiste pas. Elle a aussi une grande force de mémoire. Si elle n’en finit pas, à travers romans ou récits, de raconter sa famille et son enfance, elle parle surtout de violence, de solitude, de tyrannie, de rêves d’ailleurs, d’injustice, d’écologie… Concise et précise, elle donne à vivre sentiments et situations avec énormément d’efficacité. On sent qu’elle n’est pas détachée de ce qu’elle écrit. Elle est d’une famille et de ce plat pays à elle, cette plaine qui l’envoûte dont elle témoigne avec une ferveur à laquelle elle convie, de références en citations, nombre d’auteurs parmi ceux qu’elle aime. Il faut l’entendre.
L’homme-frère roman De Gisèle Bienne, Actes Sud, collection "un endroit où aller", 240 pp. Prix 20€
