Bismarck, géant qui domina son siècle
Ses Mémoires éclairent sa contribution paradoxale à la création du monde moderne.
Publié le 19-03-2021 à 18h34
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Rien à voir avec les Mémoires de guerre superbement écrits du général de Gaulle ou de Churchill : les Pensées et souvenirs (Gedanken und Erinnerungen) de Bismarck, Premier ministre du Royaume de Prusse à partir de 1862, chancelier de l’Empire à partir de 1871, n’ont aucune prétention littéraire. Ils se veulent, en revanche, un monument à sa gloire, à l’instar des 700 monuments érigés au lendemain de sa mort (sans compter les innombrables tours et colonnes Bismarck érigées à l’initiative d’étudiants).
En 1890, s’était produit l’inattendu : l’empereur Guillaume II, âgé de 27ans, monté sur le trône dix-huit mois plus tôt, exigea la démission du vieux serviteur de ses père et grand-père. Sitôt retiré dans sa propriété en Poméranie, Bismarck signa un contrat avec le grand éditeur Cotta de Stuttgart. Et chargea Lothar Bucher, un secrétaire de longue date, d’ordonner la documentation qu’il lui fournirait. Mais Bucher travailla surtout à partir de ses nombreux entretiens avec lui. Comme Bismarck ne s’astreignait pas à un ordre chronologique, il en résulte une impression parfois de décousu. Bucher mourut inopinément en 1892. Bismarck relut et corrigea les épreuves, puis laissa l’ouvrage en carafe. Il ne parut qu’après sa mort, le 30 juillet 1898. Ce fut la ruée : 200 000 exemplaires s’en vendirent en quelques semaines.
Une vision et une volonté
L’intérêt de l’ouvrage réside donc dans l’éclairage qu’il projette sur les idées, le caractère et l’action d’un homme hors du commun, dont Jean-Paul Bled, professeur émérite à la Sorbonne, n’hésite pas à écrire dans sa préface à la réédition de sa traduction française : "Otto von Bismarck est un géant de l’Histoire. Comme Napoléon avant lui, il domine de sa stature le XIXe siècle tant allemand qu’européen, et sa marque a perduré bien après lui. Sans forcer le trait, on pourrait presque dire qu’elle est toujours actuelle".
Né en 1815 dans la petite noblesse rurale et désargentée de Prusse, Otto von Bismarck fut toute sa vie un hobereau qui ne se plaisait qu’à la campagne. En 1847, il entra en politique par son élection à l’assemblée parlementaire du royaume, que suivit celle au Parlement confédéral de Francfort (1851-58). Nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg (1859-1862), puis à Paris, il en fut rappelé pour prendre la tête du gouvernement prussien.
Il s’y montra très vite résolu à faire l’unification de l’Allemagne par la guerre - d‘abord pour en expulser l’empire hétérogène des Habsbourg (guerre de 1866, victoire de Sadowa), puis en rassemblant les États allemands contre un ennemi commun, la France (guerre de 1870, victoire de Sedan).
Sur le plan intérieur, Bismarck se forgea des majorités parlementaires successives en combattant deux "ennemis" qu’il soupçonnait de vouloir détruire l’unité réalisée. D’abord, les catholiques, qu’il suspectait d’être plus soumis au pape qu’à l’empereur et dont il craignait que le parti (dit du Centre) qui exerçait une grande influence dans le Sud et l’Ouest de l’Allemagne, pouvait présenter une menace pour l’unité du nouveau Reich. Il mena contre eux un "Kulturkampf" (1871-78) principalement dans le domaine de l’éducation (expulsion des jésuites, etc.). Mais devant la montée des "socialistes", il conclut la paix avec le nouveau pape Léon X. Il se braqua alors contre ces derniers, tout en donnant à la classe ouvrière la législation sociale (assurances maladie, accidents, retraite) la plus progressiste du monde.
Traditionaliste et novateur
Revenant sur ce passé, Bismarck explique et justifie son action, évoque les difficultés qu’il a dû surmonter, accable ceux qui l’ont combattu, y compris l’impératrice Augusta qui contrairement à son mari le détestait, proclame son amour de la vieille Prusse luthérienne des hobereaux, des paysans et des soldats.
Ce faisant, il nous présente un visage tour à tour révolutionnaire et manipulateur, réactionnaire et réaliste, dont Lothar Gall a remarquablement défini le legs dans sa magnifique biographie (Fayard, 1984) : "Ce qu’il voulait appartient totalement au passé. Mais les moyens qu’il a employés ont, au plus fort de son action, accéléré momentanément la marche de l’Histoire et ont conduit, sur un rythme endiablé, à ce que nous nommons en raccourci le monde moderne. En grande partie contre son gré, il a participé, à une place décisive, à la création de ce monde".
- Mémoires | Souvenirs | Otto von Bismarck | Traduit de l’allemand par Ernest Jaeglé | Perrin, 656 pp. Prix 27 €, version numérique 19 €
