"Si j’avais des solutions, je serais professeur, pas romancière ! Ma responsabilité est d’écrire, en espérant que quelqu’un pourra m’éclairer"
Le festival Passa Porta se tiendra du 21 au 28 mars en mode digital. Quelque 80 écrivains, penseurs et artistes seront mis à l’honneur. Rencontre avec Imbolo Mbue, l’une des invités internationales.
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Publié le 19-03-2021 à 11h48 - Mis à jour le 19-03-2021 à 11h49
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Quatre ans après le remarqué Voici venir les rêveurs paraît, simultanément aux États-Unis (la sortie prévue en juin a dû être retardée pour cause de pandémie) et en traduction en France, le nouveau roman d’Imbolo Mbue, Puissions-nous vivre longtemps (How Beautiful We Were) . Avec cette ample fresque politique et humaine haute en couleur et en intensité, la romancière née au Cameroun et désormais citoyenne américaine nous emmène à Kosawa, un village fictif d’Afrique de l’Ouest qui lutte contre Penxton, une multinationale indifférente au sort des populations qui vivent là. Leur sol regorge de pétrole. Mais son extraction génère une pollution de plus en plus inquiétante qui tue surtout les enfants. Sur fond de négligence, de corruption et de promesses jamais tenues, la vie des villageois - rendue à travers plusieurs voix qui font entendre la multiplicité et la complexité des ressentis - s’écoule entre peur et impuissance. La révolte gronde pourtant, d’abord menée par quelques hommes qui en paieront le prix fort, avant que Thula, jeune femme aussi déterminée que lumineuse, ne prenne le relais. Imbolo Mbue est l’une des invités du festival Passa Porta qui se tiendra du 21 au 28 mars.
Vous souvenez-vous du moment où est née l’idée de ce roman ?
Depuis que je suis enfant, j’ai beaucoup d’admiration pour les révolutionnaires. J’ai grandi au Cameroun dans les années 1980, soit après le colonialisme. J’ai été fascinée par Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Nelson Mandela, et tous ceux qui ont œuvré pour changer le monde. Ils sont ceux qui m’ont donné envie d’écrire ce livre auquel j’ai travaillé de 2002 à 2019. Mais ces dix-sept années m’ont aussi inspirée, avec ses crises environnementales, le mouvement Black Lives Matter, ainsi que la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook ou le scandale sanitaire de l’eau contaminée de Flint. J’y ai donc mis beaucoup de ce qui se passait dans le monde, autour de moi.
En parlant de son père, Thula évoque l’indécision qui est la sienne un temps : "Ne rien dire et regarder son peuple mourir encore et encore ?" A-t-elle été aussi la vôtre ?
Je suis Camerounaise anglophone, appartenant à une minorité dans un pays qui est aux mains des francophones. J’ai donc grandi avec la conscience des inégalités, de l’injustice, que je ne pouvais supporter. Être africaine, c’est aussi subir les conséquences du colonialisme, de l’Apartheid. Je ne suis pas comme Thula, je ne suis pas une révolutionnaire, mais je suis convaincue que tout le monde doit faire ce qu’il peut pour changer le monde.
Pourquoi avez-vous choisi de confier à une femme le combat pour la libération de son pays ?
Au départ, c’était son père, Bongo, qui avait ce rôle, car, dans mon enfance, les révolutionnaires étaient des hommes : ce sont Mandela, Malcolm X ou Gandhi qui m’ont inspirée. Et puis j’ai réalisé que de nombreuses femmes s’étaient également engagées, raison pour laquelle j’ai confié à Thula cette mission. Aujourd’hui, il y a des femmes qui agissent.
Le départ de Thula, qui rejoint les États-Unis pour étudier, ressemble-t-il au vôtre ?
Peut-être, parce que je suis arrivée aux États-Unis à dix-sept ans, comme elle. Mais mon expérience de l’université est différente de la sienne : comme j’étais très croyante, je passais beaucoup de temps à l’église, pas dans des clubs où on discute de politique ! J’ai beaucoup d’admiration pour toutes les Thula du monde. Ce roman est un chant d’amour pour toutes les femmes qui m’ont inspirée.
Thula chérit le conseil qu’on lui a donné au village : ne jamais oublier ce que c’est d’être un enfant. Est-ce pour cela qu’il y a un important chœur d’enfants dans votre roman ?
Oui. J’ai été une enfant qui se posait beaucoup de questions, sur les inégalités, le racisme… Quand on grandit, on oublie. C’est pour cela que c’est important pour Thula de rester connectée à l’enfance, d’autant qu’elle se bat pour changer les choses pour les enfants de demain.
"Notre véritable ennemi, ce n’est pas Penxton, c’est notre gouvernement", constate Thula. N’est-ce pas plus grave ?
Penxton agit de manière colonialiste, et le gouvernement laisse faire, accorde les autorisations. En écrivant, j’ai beaucoup pensé à l’activiste Ken Saro-Wiwa, qui s’est battu contre ce que Shell faisait dans son village ancestral du Niger. Or, il a été éliminé par le gouvernement nigérian, qui a préféré protéger Shell.
"Notre peuple se mourait d’un manque de connaissances", écrivez-vous. Thula part aux États-Unis pour acquérir des connaissances. Mais n’y a-t-il dès lors pas danger d’acculturation ?
Qu’est-ce que la connaissance ? Je pense que ce que Thula a appris aux États-Unis ne l’a pas aidée, car elle est restée une femme entourée d’ennemis. Il y avait face à elle une grande montagne à gravir.
Vous soulignez "la force des mots dits avec conviction, leur pouvoir de louer ou d’exalter, leur aptitude à déraciner ou détruire". Quand avez-vous pris conscience de la force des mots ?
Ma mère m’a toujours dit : fais attention à ce que tu dis. Cela ne veut pas dire que je n’ai jamais dit ce qu’il ne fallait pas, mais je suis écrivaine à présent. Je connais donc le pouvoir des mots. Dans la culture du village de Kosawa, les enfants partagent cette croyance.
Les choses commencent à changer pour les villageois à l’arrivée d’Austin, un journaliste américain qui va dénoncer les faits. Le romancier, comme le journaliste, a-t-il un rôle à jouer ?
Je pense qu’on doit raconter des histoires. Si Austin n’avait pas décrit ce qui se passait à Kosawa, personne n’aurait su. C’est la même chose pour moi : je dois écrire ce dont j’ai été témoin. Pour cela, mon écriture doit être honnête, nourrie de recherches sérieuses. Et comme je suis avant tout lectrice, je sais que ce que je lis peut faire changer d’avis, modifier la manière dont on traverse la vie. J’ai donc une responsabilité.
Quand Thula lit, c’est comme si elle était en transe. Le vivez-vous aussi de cette manière ?
Oui, en quelque sorte. Je suis devenue écrivaine parce que j’étais une grande lectrice. J’ai décidé d’écrire après avoir lu Toni Morrison, qui m’a fascinée. Au Cameroun, j’ai dévoré les livres de Ngugi wa Thiog’o et de Chino Etchebe.
Comment vivre sans croire à l’avenir ? Votre fil rouge a de multiples échos…
Puissions-nous vivre longtemps est un livre de questions. J’ai écrit ce texte parce que je ne possède pas les réponses. Comme pour Voici venir les rêveurs, mon premier roman, j’ai passé beaucoup de temps à penser aux réalités du monde que je ne peux comprendre. Si je pose des questions, c’est en espérant qu’ensemble on pourra y répondre. Seule, je n’y arrive pas. La globalisation, la démocratie, les révolutions, le colonialisme… Je suis intriguée par les humains, par leur complexité. Après la parution, un dialogue s’engage avec les lecteurs : j’espère qu’ils m’aideront à y voir plus clair !
>>> Imbolo Mbue, "Puissions-nous vivre longtemps", traduit de l’anglais (Cameroun) par Catherine Gibert, Belfond, 431 pp., 23 €, version numérique 14 €.