Un amour à contre-temps: Sally Rooney capte avec beaucoup de finesse les désordres qui pèsent sur la vie avec l’autre
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Publié le 30-03-2021 à 17h46 - Mis à jour le 31-03-2021 à 12h35
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Les éditeurs se sont battus pour l’éditer, les lecteurs se ruent pour la lire : Sally Rooney est, depuis son premier roman, Conversations entre amis, ce qu’on doit appeler un phénomène. Qui a été amplifié avec la parution de Normal People, déjà décliné en série télé outre-Manche et désormais traduit en français. Le bandeau qui ceint l’ouvrage le clame fièrement : 1 million d’exemplaires vendus (en version originale, soit en Irlande, en Grande-Bretagne, aux États-Unis) - une performance rare.
Meilleurs ingrédients
Tout commence avec les meilleurs ingrédients de la littérature victorienne : l’histoire d’amour, vécue en secret, entre un garçon d’origine modeste et une fille issue de la bourgeoisie. Si Connell et Marianne taisent leur relation, c’est parce qu’ils craignent les commentaires désobligeants. Il est studieux, beau gosse, pas bagarreur, aimé de tous, quand elle préfère la solitude et les livres.
Lorsqu’ils se retrouvent au Trinity College de Dublin, les choses se sont inversées : Marianne mène une vie libre, elle est entourée d’amis et semble heureuse, quand lui est mal à l’aise, empêtré dans des considérations diverses. Il est surtout dérouté par le sentiment désagréable d’être différent des autres étudiants, qui vivent et s’expriment sans crainte de paraître ignorants ou suffisants. "Désormais, il a l’impression d’être invisible, réduit à néant, privé de réputation." Un changement de statut particulièrement cuisant.
En constante mutation
Entre janvier 2011 et février 2015, soit de la fin du lycée à la fin de leurs études universitaires, Marianne et Connell ne vont cesser de se séparer et de se retrouver. L’amitié qui les lie est-elle incompatible avec la possibilité d’être vraiment amoureux ? Coucher ensemble est-il signifiant dans leur relation ? Les bons moments doivent-ils nécessairement être obscurcis par un mot mal compris, un geste mal interprété ?

Marianne et Connell sont en mutation constante et, ce qui complique leur situation, n’évoluent pas au même rythme. Les contre-temps se multiplient, alourdis par ce que la reconnaissance de l’amour qu’ils se portent pourrait avoir de définitif. Et si, entre eux, il y a parfois du ressentiment, des difficultés, des incompréhensions, rien au final ne les empêche de rester profondément liés.
Pouvoir être soi
Ce qu’observe Sally Rooney avec beaucoup d’acuité et de finesse, c’est la difficulté de pouvoir être soi, conscient de ses fragilités, tout en évoluant en couple, en groupe. Le titre en est le douloureux écho : être normal signifie ici être accepté, se fondre dans le paysage, sans faire de vague. Or rien n’est simple dans la tête de Marianne pas plus que dans celle de Connell, ce qui peut expliquer pourquoi tant de jeunes lectrices (on parierait volontiers qu’elles représentent 90 % des inconditionnelles de S.R.) se soient retrouvées dans leurs atermoiements. D’autant que leur sincérité est totale, jamais menacée par l’ambivalence de leurs sentiments.
Enfin, de ces pages addictives aux dialogues efficaces transparaît aussi la somme des incertitudes qui pèsent sur la génération des Millenials. Que feront-ils de leur vie dans un monde violent qui a peu à leur offrir ? Quand il surgit, le frisson de l’angoisse peut être tétanisant. Mais eux continuent vaille que vaille à avancer, à aimer, à douter. À vivre, en somme.
- Sally Rooney | Normal People | roman | traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Roques |
L’Olivier | 319 pp., 22 €, version numérique 16 €
EXTRAIT
"Pendant quelques secondes, il reste allongé, immobile. Bien sûr, il fait semblant de ne pas connaître Marianne au lycée, mais il préfère ne pas aborder le sujet. C'est comme ça, voilà tout. Si on apprenait ce qu'il fait en secret avec Marianne, alors qu'il prétend ne pas la connaître, sa vie serait foutue. Il traverserait les couloirs sous le regard de tous, comme une espèce de tueur en série, ou pire."