Altarriba et Keko confrontent l’Espagne à ses noirs démons
Les deux Espagnols mettent un terme à la terrifiante, mais fascinante, "Trilogie du moi".
Publié le 20-04-2021 à 13h36 - Mis à jour le 22-04-2021 à 17h57
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Adriano Cuadrado ne se contente pas d’enjoliver la réalité. Il la fabrique. Passé maître dans l’art d’habiller les faits et de les travestir, aussi bien dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée, il met ses talents de conseiller en communication au service du Parti démocratique populaire du Premier ministre Raimundo Godoy. Celui-ci lui a confié à Adrian le soin de transformer en étoile montante de la politique le jeune maire homosexuel d’une ville de province et de médiatiser son mariage afin de ravaler la façade conservatrice du PDP et, surtout, de détourner l’attention des scandales de corruption dans lesquels il est englué. Un jeu d’enfant pour un spin doctor du calibre d’Adrian. "Change le nom de la chose, et la chose change… Cesse de la nommer, et elle disparaît. Tu peux la créer ou la détruire… Comme Dieu".
La seconde mission dont il doit s’acquitter pour le PDP va cependant tester sa capacité à mentir jusqu’à l’extrême limite. Adrian doit retarder et d’amortir, autant que possible, le choc médiatique et politique inévitable que constituera la découverte des têtes coupées, et soigneusement mises en bouteille, de trois conseillers municipaux du PDP au Pays basque, prêts à exposer les magouilles du parti. "Le cabinet noir" suggère d’imputer, opportunément, ce triple assassinat à un tueur en série qui conçoit chaque meurtre comme une performance artistique.
Noir c’est noir
Antonio Altarriba et le dessinateur Keko referment la boucle de la Trilogie du moi, ouverte en 2014 avec Moi, assassin, poursuivie en 2017 avec Moi, fou et aujourd’hui complétée par Moi, menteur. Le premier tome mettait en scène un professeur d’histoire de l’art, spécialiste de la représentation de la douleur, meurtrier pour "la beauté du geste" ; le second un docteur en psychologie employé par un géant pharmarceutique pour inventer des pathologies mentales à soigner à coup de nouveaux médicaments ; le troisième raconte le parcours d’un baratineur et dissimulateur professionnel, libéré de toute considération morale.
Avec La Trilogie du moi, Antonio Altarriba, professeur de littérature française à l’université du Pays basque venu à la bande dessinée, continue le processus de dissection de son pays entamé en 2009 avec L’art de voler. Dans cet ouvrage, illustré par Kim, Altarriba rédigeait la biographie de son père, en l’inscrivant dans le cadre torturé du XXe siècle espagnol. Ce coup de maître fut complété en 2016 par L’aile brisée, évoquant cette fois la vie de la mère du scénariste et la condition de femme dans l’Espagne franquiste.
Ayant pour cadre principal la ville basque de Vitoria, mais s’autorisant des escapades à Madrid, Paris ou Bruxelles, La Trilogie du moi se caractérise par l’extrême noirceur de son propos. À travers les personnages principaux des trois volets, Altarriba décrit une société malade de l’inhumanité, de la veulerie, de la cupidité et de l’hubris, qui ne peut être sauvée de ses démons.
Plus que dans les tomes précédents, Moi, menteur, fait allusion à l’actualité. Le PDP et Godoy sont des références explicites au Parti populaire de Mariano Rajoy et à ses magouilles financières ; tout comme le PST du charismatique Pedro Sanchis, dont seule la parole est de gauche, se présente comme le reflet du PSOE de Pedro Sanchez. Apparaissent également dans leur "propre rôle" Steve Bannon, le manipulateur de l’opinion qui a contribué à faire élire Donald Trump, et le Belge Mischaël Modrikamen, ancien président du défunt Parti populaire, auquel l’Américain avait confié la direction de The Movement, chargé de faire triompher les idées d’extrême droite en Europe.
Le constat est sans appel : les gouvernants sont interchangeables ; les idées et les idéologies sont des leurres ; seule comptent la conquête du pouvoir et le maintien au sommet.
La couleur du mal
L’adéquation entre le fond et la forme est totale. Keko travaille en noir et blanc, mais c’est le premier, puissant, profond, qui domine même dans les cases les plus lumineuses. Le dessin est d’une précision millimétrique, hyperréaliste pour ce qui est des décors, touchant à l’expressionnisme pour les personnages.
Flotte dans chaque album un parfum d’étrangeté, exhalé par ces touches d’une unique couleur qui apparaissent au détour d’une case, comme un rappel thématique : le rouge pour la mort violente, le jaune pour la folie, le vert pour le mensonge. Une trilogie glaçante, qui exerce une fascination vénéneuse.
- *** Moi, menteur | Bande dessinée | Antonio Altarriba (scénario) et Keko (dessin), 22€