Alain Damasio : "Certains gamins sont incapables de supporter une vidéo dépassant deux-trois minutes. Anthropologiquement, c’est relativement grave"
Alain Damasio débarque, ce vendredi, à la Foire du livre pour une rencontre avec Erri De Luca à Bozar. L’auteur de "La Horde du Contrevent" et des "Furtifs" publie une nouvelle pour les ados, "Scarlett et Novak". Le but : faire de la prévention contre les addictions aux nouvelles technologies.
- Publié le 13-05-2021 à 20h02
- Mis à jour le 14-05-2021 à 13h39
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Dix-huit heures, un numéro fixe français, sept sonneries, et un répondeur. Bip. Envoi d’un mail à son éditeur. Une réponse, vite. "Alain Damasio m’a confirmé sa présence au rendez-vous ce matin. Nous essayons de faire au mieux pour le joindre. Je lui transmets votre numéro." U ne heure plus tard, tout pile. "C’est Alain. Je suis parti me promener, j’ai complètement zappé. Désolé…" Comme les êtres qui peuplent son dernier roman dystopique, Les Furtifs (La Volte en 2019 et récemment chez Folio SF), Alain Damasio tente d’échapper le plus possible à la matrice pour éviter d’y laisser des traces. Il n’a jamais eu un téléphone portable. Une fois au bout du fil, l’auteur de La Horde du Contrevent, triple récipiendaire du Grand Prix de l’Imaginaire, se révèle, pourtant, volubile pour prendre du recul sur la digitalisation accélérée du monde pendant le Covid. Et pour cause, depuis La Zone du Dehors, cela fait plus de vingt-cinq ans qu’il réfléchit à la société de contrôle.
Comment vit-on sans smartphone, Alain Damasio ?
Je n’ai jamais eu ni portable ni smartphone. Cela m’oblige à un sacré gymkhana des fois pour répondre aux gens, les avertir quand je suis en retard. L’étau se resserre indiscutablement. J’ai régulièrement besoin de demander à ma femme son portable pour obtenir un code et consulter mes comptes. Bientôt, je suis sûr que je ne pourrai plus accéder à un train. C’est marrant d’être sur le bord de la touche et de ne pas être dans cette bulle-là.
Dès le début, vous avez pressenti que le téléphone pouvait être une aliénation ?
Je travaillais à l’époque pour la caisse d’allocation familiale des Hauts-de-Seine. Le directeur voulait absolument que j’aie un téléphone. Je lui ai fait comprendre que rien de ce que je faisais dans mon travail ne nécessitait que je réponde dans la journée. Pourquoi se donner cette fausse pression de l’urgence ? Je pense qu’au contraire on a besoin de sas, de vacuum, de trou dans la trame pour se ressourcer, s’isoler, trouver des choses profondes, ce qui impossible si je suis dans le ping-pong de la communication. Ce côté stimuli-réaction, pour moi, c’est l’inverse de l’action. L’action, c’est produire un acte personnel qui ne répond pas à une sollicitation. Je n’ai pas envie qu’on me sonne, ni d’avoir cette possibilité d’appeler constamment quelqu’un. Je me méfie de ce continuum que j’estime être une sorte de présence dégradée, inintéressante.
Vous venez justement de publier "Scarlett et Novak" (Rageot) à destination des ados. Comment voyez-vous cette addiction forte des jeunes aux nouvelles technologies ?
Je me suis dit que ça avait du sens politiquement de sortir ce texte pour les adolescents. J’espère qu’il va y avoir une espèce d’effet de décollement, de distanciation de leur part vis-à-vis des smartphones. Ça va forcément les agacer car c’est un vrai vecteur d’émancipation pour eux. Quand tu démarres, que tu as accès à toutes les musiques du monde, les vidéos YouTube, que tu peux communiquer avec tes amis, ça te permet une libération, une ouverture, une émancipation dingue. Ils ne voient pas que ces boucles d’addictions vont les piéger rapidement à un point qu’ils ne pourront plus s’en passer et gaspiller énormément de temps à caresser une vitre, interfacer leur rapport au monde tout le temps à travers l’écran. Ce que les parents ne voient pas, non plus, toujours, c’est que leur enfant délègue un ensemble de capacités cognitives très tôt et va perdre, par conséquent, très vite en cognition, en capacité de mémorisation et de spatialisation.
La machine nous rend plus faible selon vous ?
Quand on te donne un GPS ou un smartphone, tu as un accroissement de pouvoir immédiat pour atteindre le plus rapidement possible l’endroit que tu cherches. Mais si tu généralises ces pratiques, tu deviens assez rapidement infoutu de t’orienter dans ta propre ville et tu es obligé, à chaque fois, de rappeler le GPS. Si tu fais ça sur la mémorisation de la même façon, ça t’empêche à un moment donné de penser. Si je ne prenais que les escalators, mes muscles finiraient par s’atrophier. À force de déléguer tous ces petits efforts cognitifs, on devient incapable de les faire correctement et notamment des efforts dans la durée. Certains gamins sont incapables de supporter une vidéo dépassant deux-trois minutes. Anthropologiquement, pour moi, c’est relativement grave. Ça peut faire une génération très réactive, speed, mais qui ne sera pas capable d’élaborer des choses sur le long terme.
Comment parvenir à écrire au milieu de ces sollicitations ?
Je suis absolument incapable d’écrire chez moi. Le fait qu’il y ait des gens, les enfants, ma femme, ça me perturbe. Et surtout mon ordinateur connecté au réseau. Si j’étais un sage totalement hors de ces addictions, ça ne m’intéresserait pas d’en parler. Il y a toujours un moment dans la création où tu bloques. Ce temps de blocage est angoissant, mais il est ultra-important. Eh bien, quand je suis chez moi, je clique sur un site. Je vais remplir ce moment par une sollicitation que je génère moi-même. Je bouche ce trou et, quand je reviens, je n’ai pas avancé. C’est, pourtant, dans l’acceptation de ces trous que la création se fait. Pour écrire, je pars m’isoler en montagne une semaine. Je n’ai pas accès au réseau ou alors j’y vais trente minutes le soir pour répondre à mes mails. Je me tiens à une discipline. Si tu n’as plus la capacité d’être seul, tu es "mort".
En parlant de solitude, dans "Les Furtifs", vous écrivez : "Plus nos rapports au monde sont interfacés, plus nos corps sont des îlots dans un océan de données, plus nos esprits éprouvent inconsciemment cette coupure qu’ils tentent de compenser. Et ils la compensent en se reliant à des objets." La solitude appelle les écrans et inversement ?
On parle de réseau social, mais il n’y a rien de moins social qu’un réseau social car, pour moi, le social implique le corps. Quand tu n’as pas deux corps dans un même espace, on ne peut pas parler de "faire société". Le réseau social mime la relation sociale, sans la satisfaire. Il reste toujours un reliquat de frustration. Ce reliquat, tu vas le réinvestir en faisant un autre rapport social en ligne, car tu sens qu’il manque encore quelque chose. Sauf que ce manque est impossible à combler. Tu n’as pas la chair, les odeurs, la chaleur de l’autre, toutes les dimensions physiologiques très fortes d’un vrai rapport humain. C’est un tonneau des Danaïdes. C’est extrêmement piégeux.
Vous parlez de "Big Mother" là où George Orwell parlait de "Big Brother". Pourquoi ?
"Big Mother", car on nous cajole, on nous choie, on prend soin de nous par des algorithmes qui sont personnalisés et essaient de nous "offrir" des interfaces fluides, pour nous donner le sentiment de ne jamais être seuls. Ce côté doux, enveloppant, sournoisement accompagnant, ressemble à une mère couveuse mais qui ne te permet pas de sortir. Je trouve cette métaphore plus juste. On subit des contrôles subtils, doux.
Aujourd’hui, est-ce impossible d’être un "furtif" ?
La grande difficulté, c’est que la liberté est devenue une conquête. Ce n’est pas quelque chose de naturel. Tu dois cliquer pour dire : "je refuse". Un par un, tu dois marquer les cookies que tu acceptes ou n’acceptes pas. Et c’est indolore. Tu ne vois pas qu’on te pique tes données. La plupart du temps, les gens sont très contents, car on leur envoie la marque de chaussures avec lesquelles ils ont envie de courir. Ça leur fait gagner du temps…
Le confinement vous inspire-t-il une prochaine dystopie ?
Ça donne pas mal d’idées. C’est quand même extraordinaire. J’ai roulé à Paris à vélo dans des rues totalement désertes où il n’y avait plus que des taxis et des livreurs Deliveroo et Uber Eats. Ça m’a frappé comme une image possible du futur. Le fait que tu ne bouges plus du tout, c’est le produit qui vient à toi, dans ton "technococon". Le magasin est chez toi. C’est une catastrophe écologique. Sans compter l’explosion du télétravail, de la télé-éducation, des réseaux sociaux comme seul lien social possible… Le confinement a poussé à l’extrême les scénarios des dystopies classiques en SF. Vivre dans un monde entièrement virtualisé, c’est un gros classique de la SF. Ça m’a nourri, c’était très intéressant mais est-ce que je vais l’utiliser ? Je pense avoir fait un peu le tour de l’aspect traçabilité ou des sociétés de contrôle. Dans mon prochain livre, je ne crois pas que j’en reparlerai.
Vingt-six ans après "La Zone du Dehors", quel recul avez-vous sur cet ouvrage et le monde que vous imaginiez ?
Il me manquait une donnée fondamentale qui était l’arrivée du digital. Je vis à l’intérieur d’un réseau informatique qui produit ontologiquement de l’information. Tout clic, tout mail, tout SMS devient une trace possiblement utilisée, orpaillée, corrélée, "data minée", etc. Dès que j’active un smartphone ou un ordinateur, je produis de l’information. Quand je me retourne, je me dis que j’étais tout à fait petit bras.
Programme de la Foire du livre: à suivre ce vendredi
Des maraîchers dans la ville. Rencontre entre Julie Hermesse, docteure en anthropologie de l’UCL, et un maraîcher pour évoquer dix parcours ayant tenté l’expérience de la relocalisation de la production alimentaire bruxelloise (à 10 h).
Maurice Carême et le football. Rencontre avec l’écrivain belge Rossano Rosi et le journaliste sportif Thierry Luthers autour du poète Maurice Carême, qui a écrit Le Martyre d’un supporter (1928), roman sur l’addiction au foot d’un clerc de notaire (à 12 h).
Carl Norac et le carnaval des animaux. Carl Norac parlera de musique, d’écriture, de poésie, autour du conte musical Le Carnaval des animaux sud-américains (à 16 h).
Erri De Luca et Alain Damasio. Conversation entre deux écrivains engagés dont les œuvres littéraires convergent en direction d’une même dénonciation de la violence sociale (à 20 h).