Arno Bertina : "L’écriture est une façon de mieux regarder le monde"
L’écrivain français est l’invité des Midis de la poésie, qui reprennent leurs activités.
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Publié le 02-06-2021 à 18h21 - Mis à jour le 02-06-2021 à 18h33
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L’heure de la reprise a également sonné pour les Midis de la poésie, qui invitent ce 3 juin l’écrivain Arno Bertina pour une lecture-conférence ayant pour thème La poésie au risque de la colère. La colère, l’écrivain français l’a rencontrée chez les autres autant qu’il l’a sentie pulser en lui, puisqu’elle est l’un des ferments de ses deux derniers livres, L’âge de la première passe (Verticales, 2020), qui retrace plusieurs séjours aux côtés de jeunes prostituées rencontrées à Pointe-Noire et à Brazzaville, et Ceux qui trop supportent (Verticales, parution le 8 octobre), qui documente le combat d’ouvriers après l’annonce de la fermeture de leur usine. Rencontre.
Comment est né chez vous le besoin d’un autre rapport au monde, au vivant, aux gens qui vous entourent ?
L’écriture littéraire est ce qui me maintient en état d’éveil. Sans l’écriture, je serais moins attentif à ce que je vis et moins curieux des autres. L’âge de la première passe n’est donc pas un pas de côté dans mon parcours d’écrivain, il se situe dans la continuité de mon travail. Que je sois dans le récit ou dans la fiction, j’ai les mêmes ambitions : ne pas caricaturer les personnes ou les personnages, faire attention à leur singularité, à leurs aspérités. Quand on rencontre quelqu’un dans la vraie vie, on essaie de ne pas l’insulter, l’abîmer, et c’est la même chose pour un personnage de fiction : j’essaie de lui trouver une richesse, une complexité, des angles morts, des moments magnifiques de panache, et d’autres de ridicule ou de bêtise. Dans mes romans, j’ai toujours essayé d’avoir une dimension chorale, pour que différents personnages prennent la parole, que celle-ci ne soit pas préemptée par un narrateur, et que la vérité soit à trouver dans l’addition de toutes les voix. C’est aussi ce que j’ai fait au Congo : j’ai interrogé une soixantaine de filles, et c’est seulement la somme de ces voix qui permet de décrire à la fois leur détresse et leur force.
Lequel entraîne l’autre en vous, le témoin ou l’écrivain ?
C’est la vie qui décide : parfois vous faites une rencontre et vous éprouvez le besoin d’en témoigner, parfois c’est l’écriture qui l’emporte. En 2017, lors la parution de Des châteaux qui brûlent, roman qui retrace une insurrection ouvrière dans un abattoir, j’ai été invité en Creuse, pour en parler. On m’a proposé de venir un jour plus tôt pour rencontrer des ouvriers en grève qui occupaient leur usine. A alors commencé un compagnonnage de quatre années qui débouche sur mon prochain livre. Je me suis retrouvé dans une configuration étrange : l’enquête est venue après la fiction, alors qu’on pense toujours que l’enquête sert à nourrir la fiction.
Dans "L’âge de la première passe", vous expliquez vous être astreint à être un témoin silencieux, respectueux, qui s’absente autant que possible. Cela a-t-il été une lutte ?
Pas tout à fait car quand je suis arrivé au Congo, j’étais à deux doigts de déjà savoir ce que j’allais apprendre. Et ce que j’ai appris, c’est d’encore mieux respecter mes interlocuteurs, partant du principe que les gens à qui je parle, quels qu’ils soient, ont leur intelligence, et que c’est à moi de la trouver. C’est clairement ce que m’ont apporté ces séjours au Congo : à me taire, à m’interdire de donner des conseils à ces jeunes femmes qui connaîtront toujours mieux que moi la culture congolaise et celle de l’Afrique centrale, mes conseils ne pouvant jamais être pertinents. Je me suis beaucoup tu, mais cela n’a pas été un combat car je me freinais assez facilement. Je suis d’ailleurs content de m’être très souvent interdit de prendre la parole.
Vous avouez par ailleurs que rien n’est neutre dans ce que vous percevez, ce qui vous émeut, ce que vous transposez en littérature. Pourquoi avoir questionné sans relâche votre position ?
D’une certaine manière, c’est le sujet du livre. J’ai beau avoir passé beaucoup de temps avec ces jeunes femmes, cela ne suffisait pas pour écrire seulement à leur sujet. Ce texte parle donc du fossé qui me sépare d’elles. Quand on fait le portrait de quelqu’un, on peut affirmer certaines choses, mais on peut aussi se contenter des contours. C’est ce que j’ai fait : je ne pouvais prétendre affirmer des choses sur ces jeunes femmes, par contre je pouvais dessiner la distance qui nous sépare, et essayer de la mesurer. Quand elles me parlent de sorcellerie, comme je ne suis ni chercheur ni anthropologue, je suis incapable d’en tirer des développements. Par contre, si je décris à quel point j’ai été surpris par le surgissement du thème de la sorcellerie dans nos conversations, je dis quelque chose sur elles et sur moi.
Une de vos missions consistait en des ateliers d’écriture. Était-ce une manière de leur montrer que les mots appartiennent à tous, et ont un pouvoir ?
C’est une haute ambition, parce que le français n’est pas leur langue maternelle et parce qu’elles ont été déscolarisées très tôt, et sont donc très craintives vis-à-vis de tout ce qui ressemble à l’école - ce qui est le cas de l’écrit, dont elles n’ont pas besoin au quotidien. Donc penser que ces ateliers peuvent être pour elles, qu’elles ont le droit de s’exprimer, que les mots sont des armes, qu’elles en sont dignes, c’était mes objectifs mais ils étaient inatteignables. Si déjà, chaque jour, elles pouvaient prendre un peu de plaisir à se concentrer sur leur page, que cela les intrigue un peu, et qu’elles soient heureuses de voir leurs textes imprimés, c’était déjà beaucoup.
À elles qui, écrivez-vous, "sont exclues de la sphère où on parle de soi en étant écouté", vous avez offert un "je" et un début d’émancipation…
Un petit début, il faut être modeste, car le travail est colossal. Je vais faire une comparaison un peu malheureuse mais parlante : quand des animaux de compagnie sont maltraités par leur maître, ils deviennent définitivement craintifs. Même s’ils sont adoptés par quelqu’un d’autre, il faudra un temps infini pour pouvoir les câliner, les caresser. Ces jeunes filles avaient beau n’avoir que 14 ou 15 ans, elles avaient déjà été violentées de tant de manières qu’avant de reprendre confiance, de se sentir légitime ou aimable, il faut beaucoup de temps. Elles étaient d’ailleurs intriguées que je passe autant de moments avec elles, et que je prenne mes repas à leurs côtés, par terre, dans la cour.
"Un livre est un voyage si et seulement si l’auteur a été sorti de ses gonds en l’écrivant, s’il a été déplacé, charrié, emporté", écrivez-vous. N’est-ce pas aussi le cas pour le lecteur ?
Oui, même si je ne suis pas là pour le maltraiter, ni le choquer, ni le provoquer. C’est toujours un compagnonnage. Dans mes romans qui peuvent prendre une forme étrange, je n’agis pas de la sorte pour perdre le lecteur, mais parce que je pense que, comme moi, il pourra y trouver de la beauté. Avec le Congo, le but n’était pas d’abîmer le lecteur avec des récits de vie horribles ou éprouvants, mais de partager une émotion, de le rendre sensible à la situation de ces jeunes femmes, et de permettre à certains parmi eux de s’interroger sur notre responsabilité non pas historique, mais actuelle. Si on acceptait de payer un peu plus cher nos litres d’essence, les gens au Congo connaîtraient moins la misère, car le litre serait payé à un prix correct. Si on est sensible à ce que vivent ces jeunes femmes, on devrait avoir à cœur de comprendre pourquoi elles vivent ainsi.
Vous montrez dans ce récit qu’écrire est pour vous une manière d’entendre votre colère, pour rejoindre les victimes : le lien tout trouvé avec la lecture-conférence des Midis de la poésie…
Quand on est en colère contre les violences masculines, contre les nouvelles formes de colonialisme, contre l’ordre économique du monde, la colère peut rendre idiot parce qu’on monte au créneau, on a l’impression d’avoir tout compris, on fait de grandes déclarations. Ce qui nous rend en réalité contre-productif : cela énerve les gens et ils ne vous écoutent plus. Dans la colère, il peut y avoir du beau, du panache, de la réaction, une forme d’ambition, mais aussi parfois une certaine bêtise. La colère peut alors devenir le pire ennemi de la littérature. La poésie, la littérature, sont là pour nous rappeler d’avoir une certaine ambition d’intelligence. Si j’écris un livre, c’est d’abord pour essayer d’être plus intelligent. De plus, la colère peut être une drogue, je ne dois donc pas uniquement me nourrir de colère. Lors de cette conférence, je vais donc essayer de dire comment j’ai essayé de ruser avec ma propre colère pour écrire mon livre à paraître en octobre, Ceux qui trop supportent.
Dans ce cas, par poésie, entendez-vous la littérature en général ?
Je l’entends effectivement au sens large. Pour ce qui est de la poésie au sens strict, si je n’en écris pas, j’en lis beaucoup, ce qui me permet de me débarrasser un temps de la narration, pour trouver d’autres manières de penser la phrase, le verbe, la vitesse des images. J’ai besoin des poètes pour oser des expériences nouvelles.
Ce 3 juin, de 12h40 à 13h30, au Rideau de Bruxelles (7a, rue Goffart à 1050 Bruxelles). Entrée : 4 € (étudiants) / 6 €. Réservations : 02.737.16.01. La vidéo de cette lecture-conférence sera disponible dès le 4 juin sur www.lalibre.be.