"Il est important de se souvenir de la manière dont nous avons été résilients"
Par l’écrivain canadien Michael Christie, une captivante saga familiale aux multiples résonances, notamment écologiques.
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- Publié le 19-10-2021 à 17h20
- Mis à jour le 19-10-2021 à 17h25
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Il vit sur la petite île canadienne de Galiano, repère d'écrivains, d'artistes et d'artisans partageant l'esprit hérité des hippies, située dans le détroit de Géorgie séparant l'île de Vancouver du continent, au large de la Colombie britannique. C'est là que Michael Christie a construit de ses mains sa maison en bois et la cabane où il écrit. Du nord de l'Ontario, où il a grandi, jusqu'à cette île peuplée de mille résidents à l'année, il a toujours vécu entouré d'arbres, dont certains exceptionnels. "En Colombie britannique, on a la chance d'avoir conservé quelques forêts primaires, constituées de pins Douglas et de cèdres rouges de l'Ouest", nous explique-t-il lors de son récent passage à Bruxelles. "C'est puissant et très spirituel de se trouver face à des arbres qui n'ont jamais été abattus."
Cyclique
Comme le laisse entendre Lorsque le dernier arbre, titre de son premier roman qui vient d'être traduit en français, il sera question de préservation de la forêt dans ce texte aux multiples ramifications, mais pas seulement. Tout commence en 2038. La pollution a rendu l'air irrespirable. Le Grand Dépérissement a décimé les arbres, ne laissant derrière lui qu'un désert de poussière suffocant. Une épidémie sévit, attribuée à la "craqueuse", maladie qui fait tellement tousser que les côtes craquent. Politiquement, la démocratie est presque un souvenir, ce qui a des répercussions sur le travail scientifique notamment : "depuis la montée de l'éco-nationalisme et la fin de l'internet libre, les chercheurs ne peuvent plus partager leurs conclusions comme ils l'entendent". C'est dans ce contexte que le lecteur fait la connaissance de Jake, jeune femme qui accueille les visiteurs/pélerins fortunés venus à la rencontre de ce qui reste de forêt primaire sur le site de la Cathédrale arboricole de Greenwood.
Partant de l'année 2038, Michael Christie remonte ensuite le temps en plusieurs étapes pour nous entraîner dans une passionnante saga familiale, avant de nous faire revenir en 2038. Cette construction cyclique lui permet de nous rappeler le Dust Bowl, catastrophe écologique causée en 1930 par une sécheresse sévère ayant généré des tempêtes de poussières, dans les plaines du Sud des États-Unis. Si son roman laisse peu d'espoir sur le sort de notre planète, le cycle garderait-il une visée vertueuse ? "Le documentariste américain Ken Burns dit que l'Histoire ne se répète pas, mais qu'elle rime. J'ai travaillé ce livre avec cette idée de cycle, de rime. Je voulais dire que des crises et des désastres écologiques ont déjà eu lieu, car je pense qu'il est important de se souvenir de la manière dont nous avons été résilients, dont nous avons affronté ces problèmes dans la solidarité. C'est capital car, aujourd'hui, nous sommes au pied du mur : il n'est plus question d'être optimiste ou pessimiste, ni de douter, la crise climatique est en train d'avoir lieu. Dès lors, pour moi, la question est : qu'allons-nous pouvoir faire collectivement pour ralentir ses conséquences et trouver des solutions ? Je crois en notre capacité à travailler ensemble pour limiter le réchauffement à 0,5 degré."
Inaction
"Mais pourquoi attendons-nous de nos enfants qu'ils mettent un terme à la déforestation et à l'extinction des espèces, qu'ils sauvent la planète demain, quand c'est nous qui, aujourd'hui, orchestrons la destruction", écrit Michael Christie. Cette inaction, il l'explique par deux facteurs. "Je crois qu'il est très compliqué de réagir à ce que l'on sait sans en avoir de signes évidents sous les yeux. Je pense aussi qu'une partie du problème vient du fait que nous sommes, depuis de nombreuses années, soumis à des campagnes de désinformation orchestrées par les compagnies pétrolières et les multinationales qui promeuvent un discours niant ces problèmes. Dès les années 1960, des scientifiques nous ont alarmés. Je considère cette désinformation comme un crime sociétal."
L'écrivain canadien, déjà auteur d'un recueil de nouvelles, Le jardin du mendiant (Albin Michel, 2012), déplore dans son roman l'anthropomorphisme de notre vocabulaire concernant les arbres - ils se tiennent debout, s'étirent, grimpent, ont soif ou tombent. "Pendant l'écriture du livre j'ai passé beaucoup de temps en forêt, et j'ai réalisé qu'il y avait tous ces mots (les membres, la couronne, le tronc) qui relèvent d'une appropriation abusive. On n'utilise pas ces mots pour parler de la montagne et il y a une raison : la forte relation entre l'homme et l'arbre. Pendant des centaines d'années, on a abattu des arbres sans penser à leur signification, or on se rend compte aujourd'hui que ce sont des êtres beaucoup plus complexes que ce qu'on pouvait imaginer. Ils ont d'ailleurs beaucoup à nous apprendre, sur la patience, la solidarité, la capacité à ne prendre que ce dont ils ont besoin pour vivre. Et ils sont capables de résurrection et de soutien les uns envers les autres !"
Arbre généalogique
Malgré les questions qui le sous-tendent, Lorsque le dernier arbre est avant tout une saga familiale qui s'ancre à travers un autre arbre, généalogique cette fois, bien qu'il ne soit pas celui auquel on pourrait s'attendre. "J'ai voulu pervertir l'idée qu'il n'y a rien de plus simple qu'un arbre généalogique, structure patriarcale, donc assez régressive. J'ai voulu le remplacer par un groupe de personnes qui ont des sentiments les uns pour les autres, prennent soin les uns des autres, et créent finalement leur propre famille. Lors de l'écriture de ce livre, j'ai perdu mes deux parents et suis devenu père de deux enfants : ma place dans les générations a changé, et j'ai compris que la famille était quelque chose que nous créons." Aussi écrit-il en toute fin de son roman : "Que sont les familles, sinon des fictions ? Des histoires qu'on raconte sur certaines personnes pour certaines raisons. Comme toutes les histoires, les familles ne naissent pas, elles sont inventées, bricolées avec de l'amour et des mensonges et rien d'autre."
Secrets et sacrifices
La vie de la famille Greenwood, des années 1900 à 2038, est l'occasion pour Michael Christie de déployer une impressionnante galerie de personnages, tous plus attachants et fascinants les uns que les autres. Jake, la jeune femme solitaire concernée par l'avenir de la planète. Liam, le charpentier tourmenté qui utilise du bois de récupération. Willow, l'activiste obstinée. Harris, le magnat du bois ambitieux. Everett, le vagabond taciturne. Feeney, le compagnon perspicace. Lomax, l'homme de main faible et torturé. Temple, la bonté sans œillères qui recueille les miséreux. Tissée de secrets mais aussi de sentiments véritables et de sacrifices, la toile qui les relie est nouée de main de maître. Quand les personnages se bousculent les uns les autres, c'est le plus souvent pour que se révèle le meilleur en eux. Avec cette idée que les enfants transforment leurs parents, les menant à devenir ce qu'ils n'auraient jamais envisagé. "Peu après la naissance de mon premier fils, je me souviens l'avoir emmené dehors avec moi quelques instants pendant que ma femme se reposait. Et je me suis dit : est-ce que je suis autorisé à faire ça ? Comment vais-je gérer cette nouvelle vie ? J'ai alors vu tout différemment : les voitures me semblaient plus dangereuses, les immeubles plus grands, tout était plus menaçant et en même temps magnifique parce que ce monde allait être le sien."
Des séquelles de la guerre à la parentalité, des coups du sort que réserve le destin à la préservation de la planète, de l’amour aux démons qui peuvent emporter les hommes, de l’importance des histoires et des livres à la fascination pour la beauté de la nature, Michael Christie aura célébré de convaincante manière l’incomplétude de nos histoires.
**** Michael Christie | Lorsque le dernier arbre | Roman | traduit de l'anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel | Albin Michel, 590 pp., 22,90 €, version numérique 15 €
EXTRAIT
"[…] Jake s’est toujours méfiée de l’expression "connaître ses racines". Comme si les racines étaient, par définition même, connaissables. N’importe quel dendrologue vous dira que les racines d’une forêt de pins d’Oregon adultes s’étalent sur des kilomètres. Qu’elles sont noires et enchevêtrées, emmêlées et tordues, et impossibles à tracer. Qu’elles se fondent souvent avec les autres, et qu’elles communiquent entre elles, partageant secrètement aliments et armes chimiques. Alors, la vérité, c’est qu’il n’existe pas de distinction claire entre un arbre et un autre. Et que leurs racines sont tout sauf identifiables."