“Traverser la foule” sans mener la révolte des endeuillés
Au départ d’un suicide, Dorothée Caratini réussit, dans son premier roman, à faire entrer les sphères de l’extrême sincérité dans les carrés de l’exercice de style. Rencontre.
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Publié le 27-10-2021 à 17h05 - Mis à jour le 27-10-2021 à 20h35
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Dorothée Caratini aime le jus d’abricot (qui ne se trouve pas dans le premier bar venu, ce sera donc un jus de mangue), les tatouages, Claude Ponti, le rock, les lunettes qui ne feignent pas d’être invisibles. Dorothée Caratini parle vite et vivement, et son écriture, à l’avenant, condense avec minutie cette spontanéité.
Des premières œuvres – spectacles, films, romans… – qui semblent vouloir tout dire, tout aborder, il y en a tant, farcies de ce trop au point qu'il les empèse ou les déglingue. Dans Traverser la foule, il y a beaucoup – de formes, de temporalités, d'adresses, de narrations – or tout semble à sa place. Nécessaire, suffisante, éprouvante, bienfaisante. Légitime. Un foisonnement aussi étonnant qu'indiscutable.
Brutale disparition
Au départ, il y a cet événement central, brutal, définitif : le suicide de son conjoint, le père de ses filles alors toutes petites, deux ans et demi pour l'aînée, cinq mois pour la cadette. Le "Prologue" aborde sobrement ce jour de décembre-là et pourquoi écrire, par où commencer. "Je ne sais pas ce qui compte le plus : un cœur qui bat ou un homme pendu […] dans ma salle à manger en charentaises à la mode, avec ses lunettes sur le nez".
À partir du “je” qui pose ce vécu, Dorothée Caratini va multiplier les points de vue, alterner entre première et troisième personne, passer au tu, au nous.
Angles aigus
Un choix d'angles divers qu'elle raccroche, dans un sourire, à son passé de journaliste. Avant de devenir un roman, cette matière fit l'objet d'une série de textes "un peu comme un journal, publiés à la file, sur mon blog". Les réseaux sociaux les révèlent à la journaliste, chroniqueuse et autrice Titiou Lecoq, qui s'en fait le relais dans sa newsletter Slate x Titiou et enclenche, "bonne fée", une chaîne de connexions vers le monde de l'édition.
"À mesure que ça devenait un vrai projet littéraire, un plan s'est dessiné. Certains textes étaient déjà écrits, d'autres n'existaient pas encore, mais je ne me suis jamais imposé ni d'aller dans tous les sens ni de suivre une règle immuable ou un motif." Les énergies, les émotions diverses contenues dans son besoin de raconter la font opter pour des registres variés, du récit épistolaire à l'anticipation, du réalisme à la fantasmagorie.
Traverser la foule, traduire la houle
Plus qu'un exercice de style (ce qu'il est pourtant aussi, sans jamais s'y réduire), Traverser la foule épouse et transcrit la houle dont son faites les pensées, les peurs, les projections, les aspirations, les journées, les nuits d'une famille terrassée par le pire, d'une femme qui n'est pas que veuve, pas que mère, cet "animal à deux têtes", mais "celle qui respire encore, qui chie, pisse, boit, mange, rote, baise, embrasse, cajole, habille, organise, improvise, promène".

De l'implacable soliloque du suicidé avant le passage à l'acte aux distorsions du souvenir, de la somme des "peut-être" à la lettre à soi-même, de la stratégie de survie à l'avenir d'une mère et de ses filles, Dorothée Caratini diffracte l'indicible pour mieux le sortir d'elle, pulvérise l'impensable montagne pour la gravir à son rythme de personne "pas vraiment contemplative", rigole-t-elle.
La violence du “Prends sur toi”
On épingle au passage la litanie des injonctions dans le chapitre "Cracher sa bile", insupportable de vérité. "C'est une compilation, caricaturale mais vraie, de tout ce que j'ai entendu, sous couvert de bienveillance, souvent. Des abus de langage, des idées préconçues, une bonne dose de masculinisme et de sexisme, de validisme, aussi, niant le handicap de ma fille [l'aînée, née aveugle]. J'ai aussi écrit ce chapitre pour me réconcilier avec celle qui n'a pas toujours réagi, qui s'est laissée un peu porter par ces discours." Celle qui désormais ne les laisse plus passer mais comprend ce qui s'y tapit comme réflexe de défense. "Ce sont des choses qui font peur. On n'a pas envie de les vivre soi-même, alors on minimise. Reste que "Prends sur toi" c'est super violent..."
Sans écarter la vertu cathartique de Traverser la foule ("j'ai posé tout cela, là, maintenant je vous le laisse") ni figer le processus sinueux du deuil ("ça ne veut pas dire que c'est fini : ça prend d'autres chemins, je n'ai plus les mêmes doutes, et chaque personne traverse cela à sa manière : je ne suis pas là pour mener la révolte des endeuillés !"), Dorothée Caratini renoue avec la petite fille en elle qui, autrefois, s'est rêvée écrivaine. Et qui a aujourd'hui toutes les raisons d'être fière d'elle.
- ★★★ Dorothée Caratini | Traverser la foule |Roman| Éd. Bouquins, 205 pp., 16 €, version numérique 11 €
