Mohamed Mbougar Sarr: "J’espère qu’il ne faudra plus attendre 100 ans pour qu’un autre écrivain noir, venu d’Afrique, obtienne ce prix"
Rencontre avec l'écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le premier d’origine sub-saharienne à recevoir le prix Goncourt.
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Publié le 18-11-2021 à 09h52 - Mis à jour le 18-11-2021 à 10h04
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La Plus Secrète Mémoire des hommes est l'histoire formidable d'un jeune écrivain sénégalais vivant à Paris qui se met en quête d'un ouvrage écrit par un autre écrivain sénégalais, T.C. Elimane, surnommé le "Rimbaud nègre", auteur d'un unique livre publié en 1938, Le Labyrinthe de l 'inhumain.
Comment avez-vous vécu ce prix ? Et au Sénégal ?
Avec une joie très simple mais profonde que j'ai partagée avec mes éditeurs et avec les gens au Sénégal : ma famille, mes amis, mes professeurs, qui m'ont accompagné pendant toute ma scolarité. Au Sénégal, après l'enthousiasme quasi généralisé, certains se sont rappelé un de mes précédents romans, De purs hommes, qui abordait de front le regard très homophobe qu'a le Sénégal vis-à-vis de l'homosexualité. Une partie des gens a alors retiré ses félicitations et clamé sa colère contre ce prix.
Comment vous est venue l’envie d’écrire ?
C’est arrivé plutôt tard. J’ai été entouré dans mon enfance par une famille très aimante qui a vu que j’aimais la lecture, le langage, le jeu sur la langue, et qui m’a encouragé dans cette voie en mettant à ma disposition des livres et d’abord des bandes dessinées que j’ai beaucoup regardées, et en me stimulant très tôt. J’ai beaucoup joué au Scrabble et aux jeux de mémoire quand j’étais enfant avec mes tantes et mes cousins. J’étais aussi friand de contes, qui ont aussi façonné l’imaginaire poétique de mon enfance. En même temps, j’ai continué ma scolarité et j’ai été toujours bien formé au Sénégal par des professeurs dévoués qui ont constaté mon goût pour l’écriture. Au lycée militaire, j’ai écrit mes premiers textes dans un journal scolaire que j’ai dirigé ensuite. J’ai beaucoup lu pendant mon adolescence. Je suis devenu écrivain, car j’étais d’abord et je demeure un lecteur. Il n’y a pas d’autres voies pour moi que celle-là.
Quels sont les livres qui vous ont marqué ?
Beaucoup. J'ai lu Senghor, Césaire, Camara Laye, Mongo Beti, Ahmadou Kourouma, comme Balzac (je cite souvent Le Père Goriot car je me rappelle le moment précis où je l'ai lu), Stendhal, Victor Hugo. J'ai lu en même temps la littérature africaine et française avant de découvrir d'autres littératures... russe, anglophone, sud-américaine.
En Afrique, les livres et les éditeurs sont rares...
Écrire et publier n’est facile nulle part. En France non plus, car il y en a beaucoup qui essaient et peu qui sont publiés. Cela reste une question de chance, même s’il faut avoir en plus un minimum de singularité. Sur le continent africain, la rareté des éditeurs peut, de fait, ralentir le parcours du côté francophone, mais, par contre, cela explose dans l’Afrique anglophone. Je suis venu en France pour des études universitaires de littérature et de philosophie jusqu’au doctorat, que je n’ai pas achevées. Je voulais enseigner sans avoir au départ l’intention de devenir écrivain. C’est arrivé durant mes études et j’ai commencé à écrire, de plus en plus.
Pourquoi les prix littéraires francophones vont-ils surtout à des Franco-Français alors que les prix anglophones sont ouverts à tous ceux qui habitent la langue anglaise ?
On a souligné la nouveauté d’un prix Goncourt à un écrivain assez jeune et venu d’Afrique subsaharienne. C’est un signal fort et j’espère qu’il ne faudra pas attendre cent ans de plus pour qu’un autre écrivain noir, venu d’Afrique, obtienne ce prix. Dans l’espace anglo-saxon, c’est différent, et il est plus courant qu’un écrivain nigérian, zimbabwéen ou ghanéen obtienne un prix littéraire. Si cela provoque tant de commentaires du côté francophone, c’est qu’il y avait une anomalie depuis longtemps. Il faut maintenant obtenir une plus grande égalité des chances, non pas par des quotas ou une discrimination positive, mais en se rendant compte que, dans l’espace francophone, il y a des écrivains venus d’ailleurs que de la France et qui produisent des œuvres de très grande qualité et qui habitent eux aussi la langue française.
Votre livre évoque une ambiguïté : pour des écrivains africains (ou belges), il faudrait adopter une écriture française plus que francophone, mais, s’ils le font trop bien, ils suscitent la jalousie française !
La même question s’est posée à tous les espaces francophones non français, car la France s’est arrogé une place centrale et tout ce qui n’était pas français a été rejeté dans ces espaces. On pensait que c’était de la France que venaient la reconnaissance et la définition de ce qu’était la littérature. Il y avait une ambiguïté à proposer une autre langue, tout en gardant la richesse du classicisme français. Les auteurs de la négritude posaient déjà la question : on leur demandait pourquoi ils n’écrivaient pas plutôt dans leur langue nationale, mais ils savaient que s’ils le faisaient, on ne les comprendrait pas en France. Cela change petit à petit et il faut que cela continue en mettant en avant et en faisant circuler des œuvres importantes qui ne soient pas obnubilées par ce centre qu’est la France. En nombre de locuteurs et donc de lecteurs possibles, l’espace francophone se déplace peu à peu vers l’Afrique. En termes de sociologie littéraire, il faut le prendre en compte. Le malheur pour une langue d’avoir un espace central est de ne pas voir ce qui se produit sur les marges : un art de l’hybridation, de la nouveauté, de la surprise qui fait usage de la langue et de son génie propre. Un art qui donne des résultats étonnants qu’un usage de la langue trop tourné vers le centre français n’atteint plus. Aujourd’hui, il y a tout un pan du renouveau, de la singularité, de la créativité, en littérature comme en arts plastiques, qui viendra du continent africain. Mais ce n’est pas une créativité nouvelle, elle a toujours été là, c’est le regard occidental qui commence à s’ouvrir vers elle.
Le paradoxe est qu’au même moment l’Europe ferme ses frontières physiques.
C’est vrai. On découvre cette créativité-là, mais on l’empêche de s’exprimer et de voyager. Non seulement les écrivains et artistes mais toute personne doivent pouvoir se déplacer librement comme le font les marchandises et les capitaux. Ce devrait être un droit fondamental, car c’est aussi cela qui permet la créativité et la fécondation mutuelle des imaginaires. Pour moi, cela n’est pas facile de faire venir les membres de ma famille. Ma mère a pu venir pour une cérémonie pour moi, mais cela a nécessité toute une procédure, ce fut sans doute une exception due à mon livre. C’est la première fois que ma mère a pu voyager et venir me voir. Auparavant, c’était impossible.
À quoi sert la littérature ?
La littérature est ce que je tente de mettre au cœur de ma vie : la lecture, l’élucidation patiente du réel et des questions qui sont miennes et qui sont aussi celles de la condition humaine. Elle me sert à poser des questions : qu’est-ce qu’être humain ? Que fait-on pour mériter cette appellation ? C’est la question à laquelle tente de répondre la littérature, mais elle ne répond que par de nouvelles questions. C’est sa spécificité et sa force d’amener de nouvelles questions. En plus de cela, la littérature apporte le plaisir de lire, d’écrire, de rencontrer des écrivains, de converser avec ceux d’hier et d’aujourd’hui. C’est le territoire poétique par excellence et c’est là qu’on arrive à se débarrasser de sa nationalité, de sa couleur de peau, de son identité pour être vraiment dans la condition humaine.
Un livre crée aussi une communauté de lecteurs.
C’est la magie d’un texte qui est à la fois l’expérience individuelle et intime de l’écriture et un acte collectif, car un même texte peut être lu par des milliers de gens qui partageront la même expérience. La rencontre entre un écrivain et les sensibilités des lecteurs est un moment magnifique, de quoi donner le tournis.
On a dit qu' Elimane, dans votre roman, était l'écrivain Yambo Ouologuem . Mais le prix ne lui a pas porté chance, il fut accusé de plagiat. Vous craignez pour l'accueil de votre prochain livre ?
Pour l'instant, je ne suis pas inquiet, mais tout peut arriver, le destin d'un livre est imprévisible. Entre le moment où Ouologuem a eu le Renaudot (en 1968, NdlR) et sa chute, il y a eu trois ans. Moi, cela fait à peine quelques jours et il y a déjà des contestations extralittéraires au Sénégal. Le destin d'un livre est imprévisible. Quant au livre suivant, l'attente venue de l'extérieur ne sera jamais aussi forte que celle que j'ai envers moi-même. Il est normal que les autres vous attendent au tournant. Mais le travail de l'écriture est tellement long, lent et solitaire. Il faut pour le faire avoir une exigence envers soi. Le Goncourt n'y changera rien. Je serai toujours angoissé et j'ai des modèles littéraires que je ne veux pas décevoir. J'ai un rapport aux écrivains passés qui me paralyse avant d'écrire. Aussi sévères que seront éventuellement les critiques envers mon prochain livre, je ne suis pas certain qu'elles puissent être pires que celles que j'ai vis-à-vis de moi-même. Et puis, j'aime la littérature d'abord parce que je suis un lecteur. Je suis en train de lire Les Livres de Jakob de la Prix Nobel Olga Tokarczuk. C'est ébouriffant, y compris d'érudition. Si, à un moment, je n'ai plus rien à écrire, je resterai un lecteur.
- **** Mohamed Mbougar Sarr | La Plus Secrète Mémoire des hommes | Philippe Rey| 462 pp., 22 €, version numérique 15 €