Schuiten atterrit sur Mars, une magnifique leçon

Après de nombreux grands dessinateurs, François Schuiten avait été invité à son tour à dessiner un Travel Book Vuitton. Après avoir hésité entre Hong-Kong, le Stromboli, Catane, il a choisi de partir sur Mars et d'y déposer, au début du XXIIe siècle, un duo de "rubinautes", nouveaux Adam et Eve chargés d'étudier un avenir possible pour l'humanité sur la planète rouge. "Ils y ressentent la solitude de l'homme et pensent à la Terre qui ne sera plus pour eux qu'un point dans le ciel noir", nous dit-il. "Ce thème résonnait fortement avec la prise de conscience nouvelle des dérèglements climatiques."

Panoramiques

Pour le livre, il a "adoré" dessiner de superbes panoramiques à 180 degrés, avec des paysages martiens aux couleurs envoûtantes. "C'était l'occasion de casser des réflexes de dessinateur de BD en dessinant sans traits, avec l'acrylique, le crayon et l'huile pour créer des glacis et retrouver les transparences de l'atmosphère martienne, sa poussière, ses sfumatos comme disait Vinci."

Avec les rubinautes de Schuiten, on voyage à hauteur d'homme dans de saisissants paysages de canyons géants comme la faille de Marieneris profonde de 5000 m, dans des couleurs qui peuvent aussi être grises ou verdâtres. "Je me suis abondamment renseigné en consultant d'abord les photos satellites et celles prises sur Mars par les petits Rover. Mars est une merveille géologique !"

Mars, notre miroir

"J’aimais bien le concept et l’objet Travel Book. Mais pour ce voyage sur Mars j’avais besoin d’un fil narratif qui me nourrisse. J’avais déjà réalisé 90 dessins quand j’ai eu la chance de rencontrer Sylvain Tesson qui habite un nid d’aigle au cœur de Paris. C’est un vrai écrivain-voyageur qui ne reste pas en chambre même s’il voyage tout autant dans sa bibliothèque. J’ai étalé devant lui mes dessins et après à peine une demi-heure, il acceptait et déroulait déjà ce qui sera le récit."

Dans un siècle déjà, la Terre serait devenue inhabitable, détruite par les hommes, surpeuplée, et ses dirigeants envoient alors sur Mars ce couple d'astronautes pour tenter d'y trouver une source d'énergie (le thorium) indispensable si on veut massivement coloniser et exploiter Mars. "Tout le monde nous l'a dit : le sous-sol martien sera un enjeu énorme pour le futur."

Après une errance de 160 jours à pied sur Mars, ils trouvent cette source mais choisissent de ne pas la révéler aux hommes afin que ceux-ci ne viennent pas détruire Mars comme ils l’ont fait avec la Terre.

Un récit superbe et mélancolique comme une longue méditation sur notre avenir écologique et les ravages du développement sauvage, si on n’y prend garde.

Miracle d’équilibre

La leçon est claire, nous dit encore Schuiten : "Mars est un miroir de la Terre, un miroir qui a mal évolué. Il y avait sur Mars quantité d'eau qui a largement disparue. Mars nous renvoie à notre propre fragilité. Le couple marchant sur Mars pense sans cesse au miracle d'équilibre qu'est la Terre qu'on continue à 'saloper'en 2021. La Terre est le fruit d'un inouï alignement de circonstances."

Tentons plutôt de sauver encore ce qui peut l'être de notre si belle Terre et laissons intacte la splendeur de Mars illustrée par Schuiten comme si on y était. "Je crains qu'on n'arrêtera pas la propension à aller sur Mars. Je ne dis pas qu'il faut le faire, au contraire, mais l'homme est dans son ADN un explorateur. S'il devait y aller un jour, il devrait le faire avec une éthique et un respect énormes pour ne pas y créer un nouveau 'bordel'. Je crains qu'il en soit incapable et il vaut mieux travailler à sauver notre Terre."

La superbe mélancolie du livre et la beauté de ses images rappellent le dernier livre de François Schuiten et Benoît Peeters, Bruxelles, un rê ve capital (Casterman), sur le patrimoine et l'histoire, détruits, oubliés, d'une ville : "Nous devons apprendre à comprendre l'histoire du lieu où nous habitons, percevoir les fantômes qui y sont encore." Sur Mars comme sur Terre.

• ★ ★ ★ ★ François Schuiten et Sylvain Tesson | Mars | livre d'artiste | Travel Book Vuitton | 184 pp., 45 €

EXTRAIT

« Le travail créant les besoins en même temps qu’il les comblait. La planète rouge fournissant l’énergie nécessaire à son extraction. Les masses arrachant du sol de quoi s’offrir un peu de la distraction nécessaire à supporter l’effort. Et les cheminées, totems d’un progrès dont le principe était de procurer des solutions aux problèmes qu’il créait. Sur Terre, je ne savais pas qui avait voulu cela. Ici, il était encore temps de se demander comment l’éviter. »