De flamboyants inédits d’Harry Crews
Un florilège de reportages et d’écrits plus intimes signés par un Harry Crews au sommet de son art.
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Publié le 08-12-2021 à 18h04 - Mis à jour le 09-12-2021 à 07h37
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C'est un recueil inédit que proposent aujourd'hui en français les éditions Finitude. Assemblé par Harry Crews lui-même peu avant sa mort, mêlant des reportages déjà publiés dans les années 1980 (notamment dans Playboy, Esquire ou Fame) à des écrits plus intimes, Par le trou de la serrure n'avait jusqu'ici intéressé personne. Ravi du travail effectué par Finitude en 2019 lors de la publication en français de Péquenots, un autre recueil paru, lui, en 1979, Byron Crews, le fils de l'écrivain américain, leur a confié ce nouveau manuscrit.
Né en 1935 dans le fin fond de l'État de Géorgie, orphelin de père à l'âge de deux ans, Harry Crews est l'auteur de dix-huit romans, la plupart disponibles en français dans la Série Noire de Gallimard. Mais l'écrivain de Des mules et des hommes, roman autobiographique considéré comme son chef-d'œuvre, a également signé plus de deux cents articles et reportages qui auscultent avec acuité l'Amérique. Ceux qui sont repris ici témoignent des années 1980. Harry Crews nous emmène dans les coulisses de combats de boxe (où l'on croise un certain Donald Trump), dans l'antre de télévangélistes plus préoccupés d'argent et d'autorité morale que de foi, ou à la rencontre d'un militant du Ku Klux Klan élégant et habile communicant. Mais il nous fait aussi pénétrer dans l'appartement de Madonna et de Sean Penn, "tous deux honnêtes, […] des gens bien", vrais amateurs de littérature, pour nous en livrer d'elle une personnalité déterminée et plus complexe que ce que les médias voulaient alors laisser croire, de lui un tempérament réfractaire à toute surexposition, raison qui le fera abandonner le métier d'acteur pour celui de réalisateur.
Viscéralement attaché au Sud
Par bribes, jamais frontalement, il nous parle du combat qu'a été l'écriture (sous influence) au fil de sa vie et, avec ferveur, de son métier d'enseignant - Michael Connelly a d'ailleurs été un de ses élèves. "Enseigner c'est détourner l'apprenti de ce qu'il croit savoir pour le diriger vers ce qu'il doit savoir, devrait savoir, pour devenir un écrivain d'une certaine envergure." C'est aussi, quand rien ne va plus face à la machine à écrire, un réconfort de continuer à être un passeur.

Dans ces pages écrites au cordeau mais toujours promptes à saisir l'humanité, Harry Crews se dévoile encore viscéralement fier d'être né dans le Sud, attaché qu'il est aux lieux de son enfance, dont ce marais d'Okefenokee capable de le régénérer quand il se sent "cramé, fini", un coin qui lui a appris "des façons d'être qui [l]'accompagneraient chaque jour de [sa] vie d'écrivain : la patience, la persévérance et le fait que l'ordre émane du chaos". On lui doit ainsi de vibrantes pages consacrées à l'alligator, et plus encore au mulet.
Les histoires d’Oncle Cooter
Et puis, sans crier gare, surgissent des textes plus personnels, parfois intimes. Il revient sur son engagement dans l'armée et la violence infligée aux nouvelles recrues. Sur la méprise qui se solda par un séjour en hôpital psychiatrique. Sur la dérouillée que lui a infligé un jour un unijambiste agile et retors. Sur une nuit passée derrière les barreaux. On est encore un cran plus loin dans l'émotion quand il évoque son oncle Cooter, celui qui a pris soin de l'orphelin qu'il était, celui qui lui a tant raconté d'histoires qu'il a favorisé en lui un terreau propice. L'hommage à sa mère, qui a affronté "sans ciller le monde tel qu'il était" avec cœur et sensibilité, est tout simplement somptueux. Et poignants sont les feuillets où il partage sa détresse et son désarroi après la noyade de son fils Patrick, qui allait avoir quatre ans.
Après Péquenots, qui rassemblait des reportages parus dans Playboy et Esquire entre 1974 et 1977, on ne peut que savourer ce recueil qui prouve une fois encore l'immensité de son talent. Intelligence, pudeur, sincérité, lyrisme parfois : quel que soit le sujet abordé (on s'en voudrait de ne pas encore signaler des pages d'anthologie sur la violence ou le harcèlement des femmes), Harry Crews nous emmène avec lui. C'est l'Amérique d'hier. C'est encore celle d'aujourd'hui, qui n'a fait qu'exacerber nombre de traits déjà déviants et inquiétants.
- ★ ★ ★ ★ Harry Crews | Par le trou de la serrure | recueil de textes | traduit de l'anglais (États-Unis) par Nicolas Richard | Finitude | 346 pp., 24 €
EXTRAIT
"Êtes-vous la proie d'une angoisse dont vous ignorez l'origine ? Dieu et l'ordre de l'univers vous inquiètent ? Ou alors vous vous inquiétez de l'existence de Dieu et vous demandez si l'univers est ordonné ? Vous êtes malheureux sans raison apparente ? Vous êtes obsédé par l'avenir de vos enfants ?
Si la réponse à toutes les questions ci-dessus est oui, alors allez vous faire péter la gueule. C'est l'ultime moyen de se requinquer. Vous serez purifié, bienheureux à nouveau. Je vous donne ma parole que vous ne serez plus assailli ni par l'angoisse ni par Dieu, l'univers ou vos enfants. Le combat à un contre un c'est mieux qu'aller consulter chez un psychiatre, jamais aussi humiliant et loin d'être aussi onéreux."