Une adolescence corsetée chez les mennonites
Après le succès de "Tout ce qu’elles disent", une autre plongée en vase clos.
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Publié le 09-12-2021 à 14h04 - Mis à jour le 09-12-2021 à 14h07
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Après avoir publié en 2019 Tout ce qu'elles disent, qui retraçait l'histoire de femmes violées au sein de leur communauté mennonite, en Bolivie, roman puissant que Miriam Toews avait conçu comme "une réaction à ces faits vécus, exprimée par le truchement de la fiction, et un acte d'imagination féminine", les éditions Buchet-Chastel reprennent la traduction française de Drôle de tendresse, parue au Canada en 2005 aux éditions Boréal. Ce titre avait obtenu le prestigieux prix du Gouverneur général pour la fiction en langue anglaise en 2004.
Née en 1964 dans une communauté mennonite du Manitoba, au Canada, Miriam Toews a puisé dans son vécu pour nourrir et écrire ce texte qui place le lecteur dans les pas de Nomi, une adolescente de seize ans prise au piège des contraintes imposées par East Village, une communauté mennonite rigoriste. C’est un quotidien en vase clos qui nous est ici dépeint, ses innombrables interdits, ses distractions limitées, son manque de perspectives.
S’enfuir dans le vrai monde
"Je donnerais ma vie pour un annuaire de New York." Nomi, qui aime contempler au loin les lumières de la grande ville, rêve de s'enfuir dans le vrai monde. Ce, avec une envie décuplée depuis que sa sœur d'abord, sa mère ensuite, ont quitté leur foyer. En attendant leur très hypothétique retour, la vie s'écoule dans une atmosphère "faite de résignation et de calme pervers", aux côtés d'un père, instituteur taiseux, qui "compose sans bruit avec [ses] déceptions". La ville ressemble d'ailleurs à un décor de cinéma, que des touristes voyeurs n'hésitent pas à visiter. "Il ne s'y passe jamais rien de réel. C'est une ville fantôme."

"D'une façon ou d'une autre, tous les malheurs du monde finissent par atteindre notre ville, mais pas les stratégies pour y remédier. Nous prions." Intelligente et déterminée, Nomi n'a pas son pareil pour exprimer son désarroi face aux incohérences, aux préceptes aveugles, aux frustrations, aux dilemmes qui jalonnent la vie au sein de ce groupe. Aussi n'hésite-t-elle pas à pousser les adultes dans leurs retranchements avec ses questions toujours pertinentes, comme à poser des actes de rébellion. Surtout, elle dénonce la situation intenable que vivent les familles dont un membre a été excommunié.
Si la trame du roman manque de nervosité, Miriam Toews parvient à nous émouvoir avec le caractère impétueux d'une jeune fille qui se débat dans un cadre où il n'y a "ni barreaux ni sortie en vue", et désire plus que tout être libre - de tout interdit, de tout regard inquisiteur, de toute culpabilité. Au bout du compte, le salut ne viendra pas de la religion, clame-t-elle, mais des histoires. "À condition d'y croire, d'y croire vraiment je veux dire, on a une chance de salut. […] Est-il mal de croire à un mensonge superbe qui vous aide à vivre ?"
- ★ ★ Miriam Toews | Drôle de tendresse | roman | traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné | Buchet-Chastel | 301 pp., 21 €, version numérique 15 €
EXTRAIT
"Mon Dieu, je ne sais pas ni qui je suis ni ce que je veux. Toi, tu le sais, paraît-il. Euh... Tant mieux pour toi. Tans pis, je veux dire. Ici, tu as très mauvais réputation. Mieux vaut que tu le saches. C'est vrai, tu es déjà au courant. Sauve-toi maintenant. Ou au moment que tu jugerais opportun. Nous pourrions nous enfuir ensemble. C'est bête. Qu'est-ce que je fais là ? Une prière, je suppose. Je me sens idiote, mais ça aussi tu le sais déjà, j'imagine. Mais soeur a dit que la musique était Dieu. Adieu. Amen. Allongées sur mon lit, j'ai attendu que la sensation douce et épaisse déferle sur moi, cet étati de demi-conscience irréelle où l'histoire naît et s'anime et il n'y a plus qu'à fermer les yeux et à se laisser aller et à lâcher prise et à se laisser aller et à lâcher prise encore et encore et encore."