Alexandra Kollontaï, la femme incroyable que Staline épargna
Hélène Carrère d’Encausse nous retrace sa vie, ses engagements, ses talents diplomatiques.
Publié le 10-12-2021 à 16h42 - Mis à jour le 10-12-2021 à 16h43
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Secrétaire perpétuel de l'Académie française, Hélène Carrère d'Encausse s'est imposée comme une des meilleures spécialistes de la Russie depuis sa retentissante publication en 1978 de L'Empire éclaté, ouvrage dans lequel elle annonçait la dislocation de l'Union soviétique douze ans plus tard. Depuis lors elle n'a pas cessé de suivre l'évolution de La Russie inachevée (2000) et de La Russie entre deux mondes (2010), tout en brossant des portraits saisissants de Catherine II, Alexandre II, Nicolas II et Lénine.
Aristocrate rebelle
Aujourd’hui, à 92 ans, elle nous offre le portrait en pied d’une femme incroyable d’audace et d’originalité, de talent et de conviction, Alexandra Kollontaï. Née dans une famille noble d’Ukraine, le 18 mars 1872, cette fille de général épousa à 22 ans un ingénieur de son âge, Vladimir Kollontaï. Mais après la naissance de leur fils Micha, elle découvrit qu’une vie confinée à la famille lui serait insupportable. Elle divorça donc, mais conserva son nom de femme mariée. Et, ayant découvert la vie misérable des ouvrières du textile à Saint-Pétersbourg, elle se tourna vers le combat social.
Elle se rendit au préalable en Suisse afin d’étudier la pensée de Karl Marx à l’université de Zurich. Elle y fréquenta divers groupuscules socialistes, s’initiant notamment aux disputes entre les révolutionnaires réformistes et les sectateurs de Lénine qui professait que la révolution ne pourrait pas faire l’économie de la violence. Elle y découvrit aussi son aisance à haranguer un auditoire.
Commissaire du peuple
Rentrée en Russie, elle se trouva rapidement dans le collimateur de la police tsariste, aussi la quitta-t-elle pour un exil qui allait durer huit ans. Huit ans de voyages et de conférences en Allemagne, Suède, États-Unis, Belgique (où Emile Vandervelde l’invita à donner des conférences sur les revendications féminines), Londres, Paris (où elle se rapprocha de Lénine qui y vivait alors). Ce ne sera toutefois qu’en 1917 qu’elle se ralliera à ses thèses en dépit de certains désaccords. Elle rentra à Saint-Pétersbourg en 1916.
Quand Lénine s'empara du pouvoir en octobre 1917, il la nomma Commissaire du peuple aux Affaires sociales. "Son adhésion au bolchevisme fut alors totale", écrit sa biographe. Du moins jusqu'en 1921, quand elle rallia le groupe "Opposition ouvrière" qui critiquait la mise à l'écart des syndicats, une politique économique trop libérale (la NEP), le massacre des marins de Kronstadt, bref l'autoritarisme croissant du régime. Elle fut démise de toutes ses fonctions.
Nommée ambassadeur à Oslo
Alexandra écrivit alors à l’étoile montante du parti, son secrétaire général Staline, pour lui demander un poste quelconque à l’étranger. Il la fit envoyer en Norvège. Staline, écrit Mme Carrère d’Encausse, semble avoir saisi la chance d’inclure dans son cercle de fidèles une personnalité aussi forte et aussi utile par ses dons intellectuels qu’Alexandra. Il ne se trompait pas. A Oslo, elle réussit si bien qu’elle fut bientôt nommée ambassadeur en titre. Par la suite, elle sera nommée à Mexico, où elle se lia d’amitié avec le peintre Diego Rivera, mais dont l’altitude ne convenait pas à son cœur.
Rentrée à Moscou, elle traversa les années 1930 dans une fidélité craintive à Staline, en dépit de la terreur qu'il faisait régner. En 1938, seuls deux compagnons de Lénine étaient encore en vie : Staline et elle ! À un proche, elle confia confidentiellement : "Cette dictature fait couler beaucoup de sang. Mais, sous Lénine, beaucoup de sang, et sans doute beaucoup de sang innocent, coulait déjà."
Madame Kollontaï remplit sa dernière mission diplomatique en Suède pendant la guerre : Staline la chargea tout particulièrement de veiller à ce que Stockholm conserve sa neutralité à l’égard de la Russie envahie par la Wehrmacht. Elle y réussit si bien qu’elle reçut pour la deuxième fois l’Ordre de Lénine et… une pension confortable. Victime d’un accident vasculaire, elle en conserva une paralysie partielle qui la condamnait à la chaise roulante. Elle mourut le 8 mars 1952, ayant réussi l’exploit presque unique dans l’histoire tourmentée de l’URSS : échapper à la furie exterminatrice de Staline, tout en restant partie prenante dans le destin post-révolutionnaire de la Russie.
- Hélène Carrère d'Encausse | Alexandra Kollontaï | Biographie | Fayard, 312 pp., 23 €, version numérique 16 €
