"La décision" de Karine Tuil : "On parle beaucoup des auteurs des attentats, des victimes, mais on ne connaît pas grand-chose sur les juges d’instruction"
Dans son nouveau roman "La Décision", Karine Tuil met en scène une juge d’instruction antiterroriste. Cette dernière doit décider du sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. Très documenté, l’ouvrage est particulièrement percutant.
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Publié le 08-01-2022 à 17h52 - Mis à jour le 05-02-2022 à 11h59
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La Décision, le titre du nouveau roman de Karine Tuil, est celle qu'une juge d'instruction va devoir prendre à l'encontre d'un jeune homme suspecté d'avoir rejoint l'État islamique en Syrie : décider s'il y a suffisamment de charges pour qu'il reste incarcéré. Alors que le procès des attentats du 13-Novembre se tient depuis le 8 septembre 2021 et devrait se terminer fin mai 2022, l'autrice française (Paris, 1972) arrive avec un sujet on ne peut plus inscrit dans l'actualité.
Pourtant, l'idée de ce roman est le fruit d'un long travail de réflexion que Karine Tuil a entamé au lendemain des attentats du 11-Septembre à New York. "Le mari d'une de mes connaissances est décédé dans les tours du World Trade Center en 2001. C'est un sujet que je porte en moi depuis longtemps. En 2007, j'ai assisté à Paris au procès de Willie Brigitte, un des premiers djihadistes jugé pour son parcours dans les réseaux islamistes internationaux. Dans la salle d'à côté, il y avait l'audience du procès contre Charlie Hebdo pour la publication des caricatures de Mahomet. À la sortie de l'audience, il y avait de jeunes islamistes qui vociféraient contre les journalistes du journal satirique. Huit ans plus tard, il y a eu l'attentat contre Charlie Hebdo. Dans L'Invention de nos vies (Grasset, 2013), je relate déjà le parcours de François" (qui se laisse embobiner par le premier prêcheur islamiste venu, NdlR).
Vous mettez en scène une juge d’instruction…
En tant que juriste de formation, j’ai l’impression que l’on parle beaucoup des auteurs des attentats, des victimes, mais qu’on ne connaît pas grand-chose sur le monde de l’antiterrorisme et en particulier sur le rôle des juges d’instruction. Ce sont eux qui interrogent les mis en examen. Ils les interrogent soit avant leur départ en Syrie ou à leur retour, soit au moment où il y a eu des velléités d’association de malfaiteurs dans un but terroriste, soit une fois qu’ils ont commis un attentat.
"Mon métier,
c'est l'appréciation de la dangerosité,
mais aussi croire en l'être humain"
Alma Revel, juge d'instruction dans "La décision"
Etait-ce acquis d'emblée qu'il s'agirait d'une femme?
J’ai hésité, même si, très vite, j’ai eu envie de raconter le quotidien d’une femme et non d’un homme. Quand j'interrogeais les juges, ils insistaient beaucoup sur la pression quotidienne, le stress, les menaces (ils vivent avec deux gardes du corps en permanence). Je pense qu’il y a une charge mentale particulière qui pèse sur les femmes. Dans sa vie privée, cette femme ne sait pas prendre de décision alors que dans sa vie professionnelle, elle est amenée à en prendre qui vont avoir un impact sur la sécurité de la nation et je me suis dit qu’un personnage de femme serait sans doute plus incarné, plus fort face à ces questionnements intimes.
On sent que votre roman est particulièrement documenté à partir de la réalité...
C'est un des livres les plus réalistes que j'ai écrits. Comme pour Les Choses humaines , je suis allée sur le terrain. J'ai rencontré plusieurs juges d'instruction du pôle antiterroriste, des avocats, des magistrats de la cour d'assises, un agent du renseignement. Ils m'ont parlé dans la limite de leur déontologie, bien sûr, puisqu'ils sont soumis au secret professionnel.
Pourquoi avoir choisi la forme du roman et pas celle du récit ?
J'ai toujours préféré le roman au récit. Je trouve que le roman autorise et permet une liberté alors que dans le récit, il y a une sorte de carcan auquel vous devez vous soumettre. J'aime bien entraîner mon lecteur vers un ressort romanesque et dramatique assez fort. En rédigeant cet ouvrage, je gardais en tête un passage du livre de Robert Malamud, Le commis. A un moment, un personnage demande à l'autre ce qu'il est en train de lire. "- Je lis L'Idiot, vous connaissez ? - Non, qu'est-ce que c'est ?- C'est un roman." Et après l'autre répond : "- Moi je préfère les choses vraies." Ce à quoi il lui répond: "- Un roman, c'est la vérité."
"On ne sait jamais qui on a en face de soi.
Je crois que le livre interroge aussi le mystère du mal."
Karine Tuil
Du point de vue de la forme, vous insérez, régulièrement, des chapitres consacrés uniquement aux questions du juge et aux réponses de l’interrogé.
Puisque la juge d’instruction mène des interrogatoires tous les jours, j’ai pensé que ce serait intéressant pour le lecteur d’en lire le déroulement. Et, par la même occasion, de pénétrer un peu le cerveau d’un jeune homme qui revient de Syrie. Alors, évidemment, on est dans sa tête, mais dans la limite de ce qu’il veut bien nous dire. Et c’est aussi ce qui est intéressant puisque j’aborde alors la question de la manipulation. On ne sait jamais qui on a en face de soi. Je crois que le livre interroge aussi le mystère du mal. Le juge comme le lecteur essaie de comprendre, pour finalement se rendre compte qu’on ne comprendra jamais rien.
Avec Abdeljalil Kacem, on découvre l’extrême naïveté, le désœuvrement d’un candidat au djihad. Et avec Ezra, le mari d’Alma, la juge, une autre forme de radicalisation, juive, celle-là.
J’avais en effet envie d’aborder la question des crispations identitaires qui fracturent la société européenne. Il y a le rapport à la foi, violent, détourné du texte, et il y a aussi le rapport à la foi comme forme de transcendance. Aussi bien avec Ezra qu’avec Kacem, cela me semblait intéressant de montrer ce désir de renouer avec une forme de spiritualité dans une société ultra-capitaliste, consumériste, très brutale. Une société dans laquelle tout le monde ne trouve pas sa place. En particulier ceux qui sont en situation d’échec. On parle beaucoup des problèmes liés à l’immigration, mais on aborde de moins en moins la question sociale, tout ce qui relève de l’éducation.
"Il est important pour les juges
de rappeler que la foi n’est pas un problème ;
ce qui l’est, c’est la récupération politique de la religion."
Karine Tuil
À un certain moment, vous faites dire à Alma : "Il ne s’agissait pas d’empêcher la manifestation d’une foi, mais sa traduction politique."
Le juge, c’est quelqu’un qui recherche la manifestation de la vérité. Il doit instruire à charge et à décharge. Alma a à cœur de ne pas stigmatiser. Il est important pour les juges de rappeler que la foi n’est pas un problème ; ce qui l’est, c’est la récupération politique de la religion. Souvent, le discours politique tend à brouiller les cartes. C’est intéressant d’aborder ce sujet à travers le prisme du quotidien de juges d’instruction antiterroristes. Ils sont très soucieux de garder cette forme d’intégrité intellectuelle.
Lors d’une conversation qu’Alma a avec Ali, le petit ami musulman de sa fille Milena, elle commente : "Le terrorisme, ce n’est pas qu’une méthode, c’est l’amour de la mort."
C'est vraiment une thématique centrale dans l'idéologie djihadiste. C'est non seulement la pulsion de mort (ne pas craindre la mort), mais même la désirer. C'est une phrase qui a été prononcée par Mohammed Merah : "Vous aimez la vie comme nous on ne craint pas la mort." Cela arrive à un moment dans la vie d'Alma où son mari fait un revirement religieux. Lui, dans sa religion juive, le précepte, c'est : tu choisiras la vie. Elle est tout d'un coup elle-même animée par cette pulsion de vie. Et on voit bien que dans cette confrontation entre cette juge et ce jeune djihadiste, on a deux conceptions de l'humanité qui vont s'opposer. La pulsion de mort contre la pulsion de vie.
"La seule justification de l’avocat,
c’est d’être présent aux côtés de tous,
et même du pire d’entre nous."
Jean-Denis Bredin, avocat, cité par Karine Tuil
Vous citez aussi le célèbre avocat Jean-Denis Bredin qui soutenait que "la seule justification de l’avocat, c’est d’être présent aux côtés de tous, et même du pire d’entre nous".
Les gens disent souvent : "Le coupable n’a pas pris assez", "On n’entend pas suffisamment la voix de la victime dans un procès". La question des droits de la défense est fondamentale dans nos sociétés si on veut qu’elles restent des démocraties. Quand bien même vous avez devant vous quelqu’un qui a commis un acte monstrueux, il a droit à une défense. C’est aussi ce qui fait de nos sociétés des États de droit et je trouvais important de le rappeler dans le roman.
A un moment, l'avocat Emmanuel Forest lance que si son client, Abdeljalil, reste en prison, il va être endoctriné, définitivement détruit...
Sur ce sujet, j’ai beaucoup lu le philosophe Michel Foucault. Il a dit que la prison était un instrument de recrutement pour l’armée des délinquants. C’est vrai que, malheureusement, beaucoup de jeunes se retrouvent embrigadés en prison. Certains sont à l’isolement, mais c’est quand ils ont commis des actes très graves. Quelqu’un qui revient de Syrie ne va pas être placé à l’isolement. Cette question de l’embrigadement djihadiste est au coeur de la réflexion des juges et de celle menée par l’administration pénitentiaire. Comment l’embrigadement djihadiste opère ? En grande partie à travers Internet, parfois dans une mosquée et parfois, aussi en prison.
Pour en revenir au titre de votre livre "La Décision" : la vie, ce n’est que ça, en fait, prendre des décisions.
On parle souvent de la prise de risque dans une vie. Mais prendre des risques, c’est prendre des décisions. Certaines seront bonnes, d’autres seront "mauvaises". Mais qu’est-ce qu’une mauvaise décision ? Comme le dit à un certain moment la médiatrice qui s’occupe de la séparation du couple : y a-t-il pire que l’indécision ? Chacun d’entre nous est amené à poser des choix qui auront un impact très grand sur la suite de notre existence. Sur ce sujet, j’aime beaucoup les travaux de Daniel Kahneman sur les deux vitesses de la pensée. Le système 1 (rapide, instinctif et émotionnel) et le système 2 (plus lent, plus réfléchi et plus logique). Doit-on prendre une décision à la vitesse 1 ou 2 ?
- Karine Tuil, La décision, Gallimard, 296 pp., 20 €, version numérique 15 €
EXTRAIT
"Je commence toujours par des éléments sur le parcours idéologique et religieux, puis j'en viens aux faits, je tente de cerner la personnalité des individus que je reçois, de les interroger sur deux points : s'ils sont capables de composer avec des gens qui ne pensent pas comme eux, s'ils font la distinction entre les mécréants et les non-mécréants - ils peuvent éluder mais ils ne transigeront pas sur certaines convictions - et sur leur projet de vie. Je ne me prive de poser aucune question."
Critique : Karine Tuil aime sonder les méandres de l’âme humaine. Après Les Choses humaines , prix Interallié et prix Goncourt des lycéens en 2019, écoulé à plus de 300 000 exemplaires, et récemment adapté au cinéma par Yvan Attal, elle publie La Décision ★ ★. Soit le quotidien de la juge d’instruction antiterroriste Alma Revel, mariée depuis plus de 20 ans à un écrivain d’origine juive, Ezra Halevi, qui a reçu, en son temps, le prix Goncourt pour un livre où il narrait son émancipation du milieu juif. Elle a trois enfants, Milena, 23 ans et Marie et Elie, jumeaux de 12 ans. Et un amant, l’avocat Emmanuel Forest. En mai 2016, dans une aile ultrasécurisée du palais de justice de Paris, elle rassemble et passe au crible un maximum d’informations sur Abdeljalil Kacem, de retour en France après être parti combattre, avec femme et enfant, dans les rangs de Daech en Syrie. Un roman documenté de près, rondement mené, où Karine Tuil aborde la question du terrorisme islamiste à travers la détermination d’une femme, mue par une soif inextinguible de recherche de la vérité. Mais ce serait sans compter sur la taqiya ("dissimulation des opinions religieuses" légalement autorisée pour les musulmans). Et sans la confusion que son histoire d’amour avec l’avocat risque de semer. Un roman touffu, pourtant limpide, où la fin à Jérusalem, où tout le monde, ou presque, se retrouve, déçoit.