Stefan Hertmans: "Mon livre porte sur la banalité du mal"
Dans un roman fascinant, Stefan Hertmans raconte la vie d’un collaborateur flamand qui devint SS et dressa des listes pour les nazis.Une plongée dans l’Histoire et ses fantômes actuels, comme dans les ressorts complexes de l’âme humaine. Interview.
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Publié le 20-01-2022 à 15h28 - Mis à jour le 20-01-2022 à 15h29
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La Belgique est-elle encore « malade de ses années 40 » comme l’écrit le sociologue Luc Huyse ?
Il y a une radicalisation à droite partout en Europe. Quand je parle avec mes amis français dans le Vaucluse on parle de Pétain et de Zemmour. La plaie ouverte du retour d'un certain type de fascisme est, en Belgique, le plus inquiétant dans les milieux qui ont fait un saint martyr de Jürgen Conings, le fasciste qui voulait tuer Marc van Ranst, et puis dans ce type sophistiqué, genre jeune fasciste à la mode comme Dries van Langenhove (député Vlaams Belang, fondateur du mouvement de jeunesse nationaliste flamand Schild & Vrienden). Van Langenhove rappelle ce mot terriblement juste du philosophe Adorno en 1945, quand il remarquait que le fascisme allait sans doute revenir, non plus en uniforme, mais en costume et cravate. Voilà que sa prophétie se réalise sous nos yeux.
Pourquoi alors que tant d’artistes flamands (Van Hove, Cassiers, ATDK, …) et l’économie flamande triomphent dans le monde, ce passé noir demeure, non réglé ?
Ce qui pousse une certaine couche dans la société flamande à tomber chaque fois dans le piège de la sympathie pour le totalitarisme basé sur une hystérie politique, est sans doute ce qu'on appelle le complexe de Calimero - c'est le point où la soi-disant victime devient le bourreau. C'est Jules Destrée, je pense, qui a parlé jadis des Flamands comme des 'Ménapiens retardés avec leur jargon vaseux'. C'était du racisme culturel. La lutte linguistique a longtemps été interprétée comme une lutte de classe. Parler français c'était parler comme les bourgeois qui méprisaient les travailleurs. Même des communistes flamands étaient séparatistes et anti-francophones car parler français rappelait la génération de leurs pères quand ceux-ci étaient humiliés. Voilà le nerf de la guerre de la psyché d'extrême droite flamande - et cela ne finit pas. C'est un sentiment qui peut ressusciter à chaque moment parce qu'il donne une compensation pour ce sentiment narcissique d'humiliation. Avec 'Une Ascension', j'ai surtout voulu écrire le roman de ce glissement moral, qu'on est en train de revivre aujourd'hui...
On reste étonné que condamné à mort, sans jamais de repentir, Willem Verhulst fut libre déjà six ans après sa condamnation ?
Il continuait même à dire qu’il était fier d’être un incivique et qu’il voulait toujours que la Belgique crève. Mais je crois qu’on craignait à l’époque une radicalisation possible si des milliers de Flamands restaient en prison. Il valait mieux tenter de les réintégrer pour sauver la Belgique. Mais dans le cas de Willem Verhulst, on avait un personnage frivole, superficiel, narcissique qui ne réfléchit pas, un homme banal et mon livre porte sur la banalité du mal. Au coeur de cet homme, il y avait un néant, une absence de toute notion morale, éthique. Il n’y avait rien à expliquer, il rigolait, il était aussi un papy sympa et un dragueur.
L’ambiguïté est la richesse de votre livre avec le personnage magnifique de Mientje, avec ses enfants courageux, libres, brillants, qui vous ont aidé à écrire ce livre ?
Mientje est une humaniste, une vraie hollandaise, une sainte, qui se situe dans une lignée d’Antigone que j’évoque souvent dans mes livres. Celles qui osent dire non à la loi patriarcale. Et les filles de Willem sont devenues mes amies. Letta m’appelle encore chaque semaine ! Quel courage de leur part de m’aider à écrire ce livre. Letta m’a dit: ‘je peux mourir en paix maintenant car tu as décrit la vie de mon père, c’était douloureux, mais cela a eu un effet cathartique heureux’.
Vos trois derniers romans suivent les règles de l’écrivain allemand W.G. Sebald (1944-2001) qui mêle textes, photos, faits réels et romancés, pour parler de la société.
J'appelle ce genre auto-docu-fiction: la veine autobiographique signifie que le narrateur se fait visible, non pas par narcissisme mais pour au contraire se relativiser lui-même, se fictionnaliser est une attitude plus modeste que de se cacher. Le documentaire, c'est chercher et creuser dans toutes les sources jusqu'à ce qu'on sache tout ce qu'il y a à savoir. La fiction intervient pour lier tous ces faits avérés comme pour qu'une mayonnaise puisse prendre. De nombreux écrivains font de même comme Emmanuel Carrère dans Le Royaume.
Vous avez trouvé à Monieux, dans le sud de la France où vous habitez, les traces de ce qui deviendra Le coeur converti, et à Gand même, dans votre ancienne maison, celles de Willem Verhulst ? Est-ce le hasard ? Ou tout peut-il faire signe à l'écrivain ?
Il y a eu des hasards heureux comme la chance que la famille de Willem m’ouvre ses archives. La tâche de l’écrivain est de forger le hasard pour le transformer en nécessité. Beaucoup de gens auraient la possibilité d’écrire des romans comme cela, mais attention, il faut tant travailler, il faut tout arrêter pendant quatre ans et ne plus faire que cela.
En serrant de tout près la réalité d’une vie particulière, peut-on réaliser alors un récit plus universel ?
Absolument, la vie de Willem Verhulst parle alors tout autant de l’âme humaine que du Flamand collabo, parle des jeunes d’aujourd’hui qui se radicalisent comme elle parle de l’âme masculine et de sa plaie narcissique. Je ne fais pas de morale dans mes livres, un écrivain a comme devoir d’écrire une bonne histoire. Il devient un mauvais écrivain s’il moralise. Ce qu’on pense de l’histoire qu’il écrit est l’affaire de chaque lecteur. Mais la chose qui m’a le plus occupée est que Verhulst est un homme qui ne donne pas de réponse à ce qu’est le Mal. Le philosophe allemand Rüdiger Safranski dit que le Mal c’est ‘le refus d’admettre la transcendance dans son âme’. L’empathie, la compassion commencent quand on transcende son moi. Ceux qui ne peuvent transcender leur moi, le dépasser, peuvent devenir un Willem Verhulst si le contexte tournait mal. Un être humain n’a plus cette transcendance quand, comme chez Verhulst, son narcissisme s’empare de tout et devient sauvage.