Leïla Slimani: "Je n'aime pas l'idée de 'la' femme. Cela n'existe pas. Il existe des femmes, toutes différentes"
Leïla Slimani publie le 2e tome de son enthousiasmante trilogie "Le pays des autres". "Regardez-nous danser" prend place dans le Maroc de l’après Mai 68. Une période trouble, entre hédonisme et répression.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/3023e2c4-6395-4755-8869-9f83fb712daa.png)
- Publié le 24-02-2022 à 09h13
- Mis à jour le 25-02-2022 à 14h15
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/M7I4YZ5VQZDHFDAHHP2ULB5UWU.jpg)
En refermant Regardez-nous danser, le deuxième tome de la trilogie Le pays des autres que Leïla Slimani a entamée il y a deux ans avec La guerre, la guerre, la guerre, on voudrait déjà plonger dans le dernier volume. C'est que Le pays des autres est une magnifique fresque familiale sise dans le Maroc du XXe siècle. Que l'écrivaine née à Rabat en 1981 ait mis en scène des personnages tous librement inspirés par des membres de sa famille n'est certes pas étranger à la beauté de l'œuvre. Mais soulignons aussi son écriture limpide, fluide et sa capacité à doter ses protagonistes, auxquels on s'attache facilement, de personnalités contrastées. "Il n'y a pas de narrateur omniscient dans le livre. Toutes les situations sont vécues à partir d'une intériorité. Tout point de vue, même lorsqu'il est tranché, parfois dur ou dans le jugement, est toujours adopté par un personnage. L'idée, c'est que le lecteur soit tout le temps balancé entre différents points de vue et que ce soit à lui de se faire sa propre opinion", commente Leïla Slimani, qui nous a donné rendez-vous par téléphone, à 9h30, heure portugaise - elle a décidé de quitter Paris et de s'installer, avec mari et enfants, pour quelque temps à Lisbonne.
Confronter des époques, montrer des évolutions
En début d'ouvrage, un index des personnages (une dizaine) ravive la mémoire. Il commence par Mathilde et Amine, au cœur du premier tome, couple mixte installé à 25 km de Meknès - Mathilde l'Alsacienne qui avait rencontré Amine, soldat dans l'armée française, à l'automne 1944. Ils ont eu deux enfants, Aïcha et Selim. C'est à cette génération que s'intéresse Leïla Slimani dans Regardez-nous danser. Aïcha est partie étudier la médecine à Strasbourg, mais reviendra s'installer au Maroc. Après avoir rencontré Nilsa, une Danoise, Selim se retrouve parmi les hippies d'Essaouira et le village de Diabet. Monette, la confidente et meilleure amie d'Aïcha, est avec Henri, professeur d'économie. On va aussi faire la connaissance de son élève, Mehdi, surnommé Karl Marx, qui va devenir le mari d'Aïcha. "Mon but en décidant d'écrire trois romans l'un à la suite de l'autre, était, comme pour toute trilogie, de confronter des générations, de souligner les malentendus qui pouvaient surgir entre elles, de confronter aussi des époques et, si cela se présentait, de montrer des évolutions", détaille l'autrice.
À l'instar de celle de la condition féminine - Leïla Slimani ayant chevillé au corps la défense du droit des femmes - à ne pas employer au singulier ! Elles sont nombreuses les allusions dans Regardez-nous danser (Aïcha "dont le seul défaut était d'être une femme", "il y avait peu de femmes parmi les étudiants d'Henri", "ce n'est pas pour les filles ces bateaux-là"…) "Je n'aime pas l'expression ou l'idée de 'la' femme. C'est tout ce contre quoi je combats. La femme, cela n'existe pas. Il existe des femmes, toutes différentes, avec des rêves différents, des visions du monde différentes. Précisément, je pense que le patriarcat, la misogynie se reposent sur cette idée de 'la' femme. C'est pour cela que je trouve que la littérature est un terrain intéressant pour raconter ces destins-là, parce que la littérature n'aime que les individus. La littérature déteste les concepts, l'essentialisation, les archétypes. Il s'agit de raconter d'abord et avant tout des individus."
Le XXe siècle marocain a été jalonné d'événements historiques charnières qu'évidemment Leïla Slimani aborde, mais sans que cela soit pesant. "J'essaie, à travers mes romans, d'avoir une vision du passé plus sensible, davantage dans l'émotion, dans la recherche des traces. Montrer la permanence des émotions, la permanence de certaines aspirations (faire des enfants, être heureux, construire sa vie, s'émanciper,… ) Je cherche ce qui nous lie à nos ancêtres plutôt que ce qui nous éloigne, que ce qui est différent ou que ce qui nous en sépare", relève celle qui est mue par une saine quête alors que pour le moment, en France, les références au passé résonnent d'un tout autre écho. "Ben oui, c'est triste, commente-t-elle, dans un soupir. Il circule une vision du passé à la fois très floue et puis, malheureusement, souvent instrumentalisée par les pires d'entre nous. Véhiculée par des réactionnaires, des conservateurs qui possèdent une sorte de passé mythifié auquel ils voudraient revenir."
Questionnement identitaire
Regardez-nous danser se passe essentiellement après 1968, douze ans après que le pays a recouvré son indépendance. Leïla Slimani insiste : elle ne raconte pas "le" Maroc, mais "son" Maroc. 1968 et son joli mois de mai : un moment clé en France, comme au Maroc et ailleurs - avec ses mouvements étudiants et la remise en question du pouvoir établi. Entre deux modèles de société, le cœur de certains Marocains balance aussi. Lors d'une conversation entre jeunes étudiants, Leïla Slimani rend bien le bouillonnement d'idées. "- Mais qu'est-ce que les Marocains en ont à faire de Proust à la fin ? On porte vos vêtements, on écoute votre musique, on regarde vos films […] Quand est-ce qu'on va comprendre que nous devons développer notre propre personnalité, connaître notre propre culture, reprendre notre destin en main ? - Tu préfères quoi, rétorque Ahmed […] l'école coranique, l'arabisation totale, le retour des traditions […]" "C'est un pays qui est traumatisé par la colonisation, qui se retrouve dans un grand questionnement identitaire. Qu'est-ce que c'est qu'être marocain ? Certains connaissent un mode d'éducation plus occidentalisé, apprennent la langue française, lisent des journaux qui parlent de la France alors qu'ils vivent à Rabat ou à Casablanca. Qu'est-ce qu'on fait : est-ce qu'on va vers ça ou, au contraire, on revient aux racines ? C'est un pays qui se retrouve dans une situation identitaire et économique extrêmement compliquée et qui doit répondre à cette question, fondamentale : qui sommes-nous ?", développe l'autrice. Collectivement autant qu'individuellement, une interrogation incontournable.
- ★ ★ ★ Leïla Slimani | "Regardez-nous danser" | Gallimard, 367 pp., 21 €, version numérique 15 €
EXTRAIT
"Pendant que sa fille était sur les bancs de la faculté, pendant que Sema vivait sa vie à Rabat, elle était là, dans cette cuisine, le nez au-dessus d'une nappe qui sentait le chiffon mouillé. Que peut-on bien apprendre dans une cuisine? Siècle après siècle, les femmes y avaient concocté de quoi soigner et faire grandir, de quoi consoler et rendre heureux. Elles y avaient élaboré des décoctions pour les vieillards en fin de vie et des remèdes pour les jeunes filles qui n'avaient plus leurs règles. [...] Tout cela n'était-il rien ? N'avaient-elles rien appris ?"