Antoine Wauters plaide pour "des ministres de l’importance du songe et des mots"
“Le Musée des contradictions” est le superbe nouveau livre d’Antoine Wauters. Avec douze discours cinglants et poétiques qui nous invitent à nous réapproprier nos vies, à redonner du sens.
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Publié le 11-03-2022 à 11h52
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Après le succès l'an dernier de Mahmoud ou la montée des eaux , son livre magnifique qui évoquait la guerre en Syrie sous la forme d'un texte en vers libres, récompensé par le prix Wepler, Antoine Wauters publie un nouveau livre tout aussi fort sur le fond et innovant sur la forme.
Le Musée des contradictions est un ensemble de douze courts discours, comme autant de cris adressés à ceux qui nous dirigent et venus des jeunes, des vieux, des handicapés, des oubliés, des paysans, des mères, des chômeurs. Un vrai manifeste contre le fonctionnement consumériste, sans plus de sens, de notre société.
L'écrivain belge, né en 1980 à Fraiture près des Fagnes, frappe par ses phrases superbes, poétiques, et parfois cinglantes. Il invoque les nuits devenues pour certains "les chaises électriques de l'angoisse", et "un monde d'infinies solitudes toujours plus seules et séparées par le pouvoir et l'impuissance du fric".
Des discours qui n'éludent pas nos propres contradictions montrant comme on a choisi souvent de survivre plutôt que de vivre, d'avoir "voulu vivre à tout prix, d'en avoir voulu toujours plus". Un livre qui se termine avec le désir, l'utopie, de nous "réveiller ensemble", et d'avoir "des ministres du songe, de la musique, et des mots".
Un livre déjà lu en France et qualifié par une critique littéraire, comme "le plus beau discours" à la veille des élections présidentielles. On y lit : "Nos nerfs, nos nuits blanches, nos santés bousillées en même temps que notre incapacité à dire le mot 'avenir' sans éclater de rire, monsieur le président. Dites-nous, apprenez-nous à dire le mot 'avenir' sans éclater de rire".
Comment est venue l’idée de ce livre ?
Depuis quelques années, je regarde notre monde avec une sidération croissante, sans bien comprendre ce qui s’y passe, en ressentant pas mal de colère et un sentiment d’injustice qui grandit. Le chapitre sur les vieux avait ainsi été écrit avant même que n’éclate le scandale des Ehpad en France et en Belgique. Je suis frappé par la manière avec laquelle le monde déraille, et de plus en plus vite. Je voulais, dans ce livre, aller à l’encontre des discours habituels et stéréotypés qui creusent une distance entre la parole politique et la parole citoyenne. Je voulais me placer à hauteur de l’être humain, avec des discours directs depuis la réalité que chacun vit, mais qui n’éludent pas non plus nos contradictions, nos nuances, qui montrent ce que nous sommes : en colère, et sans cesse tiraillés quand on nous demande de choisir notre camp, de répondre de manière manichéenne à des discours eux-mêmes de plus en plus manichéens.
L’écriture, la langue est une manière de réagir ?
On a l’impression de voir notre monde englouti par une vague pleine d’argent pour quelques-uns et totalement vide d’argent pour tous les autres. J’ai voulu faire entendre cela avec une écriture un peu différente pour nous faire comprendre qu’on est en réalité plus libre qu’on le pense. La liberté se gagne aussi par un autre rapport à la langue. Mais il faut inventer des discours qui dépassent la langue de bois qu’on nous assène. Les discours officiels donnent l’impression que l’on nous infantilise, qu’on nous ment parfois, alors que nous avons envie de participer davantage au débat, ce qui passe par une langue à trouver, une mise à plat, une confiance mutuelle à recréer qui se traduise par des mots qu’on puisse partager avec ceux qui nous dirigent.
Parmi ceux qui vous ont inspiré, il y a Pasolini.
Sa lecture m’a fortement marqué. C’est frappant de voir comme il reste si juste. Dans les années 1970, il parlait de la disparition des lucioles qui nous éclairaient dans une société de plus en plus mangée par l’argent et la consommation. Dans ce texte, il y a une alerte écologique mais, plus encore, une mise en garde disant que ce qu’on croit gagner vers de plus en plus de confort et de liberté, peut nous amener tout ailleurs, à nous mordre la queue et aboutir à l’inverse.
Vous parlez de l’utopie de se réveiller ensemble ?
La lecture et l'écriture sont une manière de se protéger au quotidien avec une armure de sens et de lumières. Le travail quotidien autour d'une langue permet de revisiter la source de nos angoisses. Un mot comme burn out est largement insuffisant et ne dit rien de l'état réel de celui qui en souffre. Ce mot contribue à l'enfoncer dans sa maladie. Il faut parler aussi, dans ce cas, de sa précarité, de son absence d'horizon, de cette incertitude qu'on connaît tous, de la grande fatigue de tous ces gens qui, dès la sonnerie du matin, se sentent déjà vaincus d'avance. La littérature permet de rendre à chacun des mots qui considèrent qu'il est intelligent, qu'il n'est pas seul dans cette barque et qu'on pourrait se réveiller, ensemble.
Ne vit-on pas aujourd’hui un vide de la pensée ?
On en est réduit frénétiquement au fil de l’actualité, toujours sur la balle, à essayer de comprendre mais, en réalité, totalement perdu, à la recherche d’un sens global. Nous sommes tiraillés en comprenant que ce monde ne nous rend pas heureux, mais qu’on est impuissant à le changer. On est dans un vide de la pensée qui, comme le disait déjà Hannah Arendt, est la pire chose car on sait à quoi il peut mener. Je suis persuadé que nos névroses sont intimement liées aux maux qui ravagent notre planète, qu’elles en sont l’écho.
Sans le citer nommément, vous critiquez aussi Macron.
Pour lui, il n'y a même pas à discuter, il y aurait un "progrès" à continuer à tout prix. Pourtant, on voit que poursuivre cette course vers l'avant va créer des problèmes de plus en plus gros. N'est-il pas temps de saisir l'occasion pour repenser un autre cadre de notre société ? N'a-t-on pas été trop loin, ou du moins trop vite ? Les politiciens nous répondent qu'il faut aller dans le sens de l'Histoire. Mais ce sens n'est pas forcément linéaire, on peut faire une pause sans régresser pour autant. J'ai voulu placer ce genre de réflexion dans des discours qui sont aussi des textes littéraires, poétiques même. J'ai naïvement pensé pendant le confinement qu'on pourrait expérimenter un tout autre type de vie en société avec une dépendance moins grande à ces systèmes économiques, mais on a vite vu que ce serait très difficile, et je le regrette. Mais les citoyens ne sont pas dépolitisés pour autant. Les jeunes sont très mobilisés, dans une forme de militance différente. Ce livre sort juste avant les élections présidentielles en France, et une journaliste française à l'émission Le Masque et la Plume l'a qualifié de plus beau discours dans cette campagne présidentielle.
Être belge, venu des Fagnes, des marges, aide-t-il à créer ces formes littéraires neuves pour parler de notre monde ?
Je pense que l’enracinement d’un écrivain a toujours une grande importance sur le regard qu’il va poser sur une société. Le fait d’avoir passé mon enfance hors des villes, en pleine campagne, sans être au cœur des choses, m’a donné à voir les choses sous un angle différent. Ce que j’écris est toujours assez politique, en prise directe avec ce qu’on vit, mais je veux laisser entendre une écriture un peu aux marges, qui ose postuler que les lecteurs sont prêts à une langue moins conventionnelle. Je ne suis pas persuadé - même si, bien sûr, il faut la plus grande diversité - qu’on ait encore besoin d’un roman purement conventionnel. J’ai besoin que les mots eux-mêmes impulsent quelque chose de vivant, que les lecteurs soient un peu décoiffés par ce souffle mais qu’ils y trouvent un possible renouveau, celui d’un regard changé.
Antoine Wauters, Le Musée des contradictions, Éditions du Sous-sol, 107 pp., 16 €