Sous l’égide troublant des sirènes
Colombe Boncenne entrelace des destins féminins marqués par un secret de famille avant d’être libérés du sortilège.
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Publié le 14-04-2022 à 13h57 - Mis à jour le 14-04-2022 à 17h07
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Colombe Boncenne le rappelle : dans la mythologie grecque, les sirènes n'étaient pas des femmes-poissons mais des femmes-oiseaux. "La transmutation avait eu lieu vraisemblablement au moment de la traduction latine de la Bible et s'était confirmée au Moyen Âge." Il n'empêche, "mythologies confondues, leur organe vocal était leur arme". La voix donc, point d'intersection entre celle de ces femmes libératrices et celle d'une écrivaine qui investit, dans ce qui est son cinquième livre, un sillon plus intime.
Pour suivre le traitement devant lui permettre de combattre la leucémie qui vient de lui être diagnostiquée, la mère de la narratrice doit quitter son île bretonne. Et c'est tout naturellement que la fille accueille chez elle son aînée. Comme souvent, la maladie devient ici révélateur au sens photographique. Des éléments qui étaient là bien qu'invisibles éclatent soudain à la vue, offrant d'inédites perspectives sur le parcours de vie de femmes sur plusieurs générations. Ce n'est peut-être pas un hasard si c'est une photo qui servira de déclencheur - les personnes en présence, leurs positions, leurs expressions. Au détour d'une phrase la commentant, un secret de famille est dévoilé. Qui, au fil de ce qui s'esquisse, prend les contours d'un héritage douloureux transmis de mère en fille. Dénoncé, ce "triste enchaînement" aura des chances d'être rompu.
Sororité réconfortante
Mais accompagner au plus près sa mère n’empêche pas la narratrice de vivre. Si le temps a pris une autre dimension et son quotidien une allure différente, notamment à travers une sédentarité qui lui est imposée, elle noue de nouvelles amitiés. Le secours de ces amies lui sera plus précieux qu’elle ne l’aurait imaginé. Ainsi de Selma, qui la mènera à des rencontres et des découvertes signifiantes. Au point que la narratrice se demande si c’est Selma qui tire les fils de ce qui advient, tant se tisse bientôt une toile reliant plusieurs femmes et, incidemment, plusieurs douleurs. La documentariste qu’elle est continue de travailler, de développer des projets, avec une autre acuité cependant. De plus, elle poursuit une thérapie qui, autant qu’elle l’aide sur son chemin de tourments, démultiplie le champ des questions.
À côté du thème de l'île qui parcourt le roman (l'adieu à l'île bretonne, les taches sur la peau qui constituent autant de "petites îles noires", l'amoureux qui vit sur l'île de Bowen), il est autant question de sortilèges que de pressentiments, de pouvoirs guérisseurs que de racines. Quand les sirènes dessinent, elles, une communauté de destin, une sororité réconfortante.
La mort s’annonçant, la parole s’est déliée, ce qui permet à une mère et sa fille, unies par un lien puissant, d’accéder à leur vérité. Avec, pour la narratrice, la satisfaction d’avoir permis cet accomplissement. Délicate et fluide, l’écriture de Colombe Boncenne (écrivaine française née en 1981) participe d’une impression de sérénité. La colère et l’abattement légitimes n’auront qu’un temps. Le chœur des sirènes, soutenant, enveloppant, y veillera.
- ★ ★ ★ Colombe Boncenne | Des sirènes | roman | Zoé | 203 pp., 17 €, version numérique 12 €
EXTRAIT
“Sur le chemin du retour, je songeais à la voix de ma mère que je n’avais jamais enregistrée, que je n’avais enfermée dans aucune bande-son. Je n’en revenais pas et je me demandais s’il fallait que je le fasse désormais, si ce n’était pas risqué, si cela ne provoquerait pas un malheur, n’agirait pas comme un sortilège maléfique.”