Une ode à toutes nos quêtes insensées
Anthony Doerr relie trois époques et leurs humbles héros grâce à un manuscrit ancien préservé miraculeusement.
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Publié le 20-09-2022 à 15h20 - Mis à jour le 20-09-2022 à 15h24
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C'est à une expérience de lecture peu banale que nous convie le romancier américain Anthony Doerr. Après Toute la lumière que nous pouvons voir , qui lui a valu en 2015 le prestigieux prix Pulitzer, celui qui avoue écrire pour être surpris place ses lecteurs dans la même position avec La Cité des nuages et des oiseaux, une œuvre remarquable par son ampleur, son ambition, sa construction ainsi que les thèmes qu'elle charrie.
Trois fils narratifs s’entrecroisent au fil des pages, sans aucun risque que le lecteur s’égare tant Anthony Doerr balise des époques différentes (un hier lointain, aujourd’hui, un futur proche) mais, surtout, donne à ses personnages une étoffe, une trajectoire et une âme suscitant d’emblée l’adhésion.
Du Moyen âge à demain
Avec Zeno et Seymour, qui ont chacun un lien indéfectible avec la même bibliothèque de Lakeport, en Californie, nous naviguons de 2020 à 1941. Vétéran de la guerre de Corée, Zeno mena la vie simple des humbles meurtris et empêchés. À quatre-vingt-six ans, sa route croise celle de Seymour, un adolescent différent et rebelle qui, pour être admis dans la communauté (aux allures de ZAD) qu’il idéalise, s’apprête à commettre l’irréparable.
Au XVe siècle, entre Constantinople et un village de bûcherons en Bulgarie, nous suivons tour à tour Anna, jeune orpheline, esclave brodeuse qui parvient à apprendre à lire, et Omeir, né avec une malformation qui le défigure, enrôlé de force au service du sultan avec les bœufs jumeaux qui faisaient la fierté de sa famille. Pris au piège d’une Histoire et de desseins qui les dépassent, tous deux vont néanmoins parvenir à tracer leur propre chemin.
Enfin, Anthony Doerr nous offre également de nous attacher à Konstance, qui vit à bord du vaisseau interstellaire Argos, étrange arche de Noé qui évolue dans l’espace avec une communauté de volontaires engagés pour la survie de l’espèce humaine. Prisonnière d’un espace restreint, surveillée en permanence, l’adolescente ne pourra compter que sur sa curiosité et sa détermination pour trouver les réponses aux questions qui la taraudent.
Bouleversés, parfois même sauvés
À ces personnages qu'il a façonnés avec autant d'empathie que de maîtrise, Anthony Doerr offre d'être bouleversés, et parfois même sauvés, par La Cité des nuages et des oiseaux, un texte hérité de la Grèce antique auquel seule leur détermination leur donnera accès. Décrivant "une cité où nul ne souffrirait et où tous seraient doués de sagesse" et centrée sur le personnage d'Aethon, un simple berger d'Arcadie qui a voyagé jusqu'aux confins de la terre et au-delà, cette œuvre qui a miraculeusement traversé les âges célèbre les pouvoirs inégalables de l'écrit et de l'imaginaire.

Qu’il s’agisse de blessures (physiques comme intimes), de la différence, de la nature qu’il faut préserver, de la guerre, de la précarité de toute vie, de notre Terre en sursis, de l’importance de faire partie d’une entreprise légitime et collective, de choisir la coopération plutôt que l’affrontement, de la magie qui opère à travers les textes anciens, de la lecture comme secours permettant de traverser les heures les plus sombres, de l’engagement et parfois de l’acharnement des traducteurs et de tous ceux qui sont des maillons de l’immense chaîne ayant permis aux textes anciens d’être encore entre nos mains : Anthony Doerr multiplie les lignes de front sans jamais perdre en cohérence.
Dédié aux bibliothécaires
Fils d'une professeure de sciences naturelles, Anthony Doerr (Cleveland, 1973) n'a jamais trouvé nécessaire de devoir choisir entre la littérature et le monde naturel. Auteur de somptueuses pages sur les cristaux de neige (dans À propos de Grace, 2006), il s'attache ici volontiers aux oiseaux, soulignant "qu'il y a de la beauté en chacun de nous, même si nous faisons partie du problème, et que faire partie du problème va de pair avec notre condition humaine".
"Tourner la page, se frayer un chemin sur les lignes : le barde se lance et fait apparaître dans votre tête un univers débordant de bruits et de couleurs." De sensations, de réflexion, de reconnaissance, aussi. Dédié aux bibliothécaires, mais également aux vieilles histoires ("si elles sont bien racontées, celui qui les écoute reste en vie aussi longtemps que dure le récit") et aux traducteurs des langues mortes (qui poursuivent "la plus belle des quêtes insensées"), ce roman emporte par son souffle, ses personnages, la portée de son message. Il est enfin un éloge de la noblesse de la transmission, d'une génération à l'autre, et de l'humilité. "Celui qui connaît la totalité des Savoirs jamais écrits sait uniquement ceci : qu'il ne sait encore rien."
- ★ ★ ★ ★ Anthony Doerr | La Cité des nuages et des oiseaux Roman | roman | traduit de l'anglais (États-Unis) par Marina Boraso | Albin Michel | 694 pp., 24,90 €, version numérique 16 €
EXTRAIT
"Mais les livres meurent, de la même façon que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mort.”