Une évocation imaginaire de la vie de Thomas Mann
L’auteur irlandais Colm Tóibín a privilégié l’homosexualité cachée du grand écrivain dont il a fait un personnage de roman.
Publié le 21-09-2022 à 17h30 - Mis à jour le 21-09-2022 à 17h39
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/YFXWOAGQ6FCQJIHZYSB2V7B5QU.jpg)
Thomas Mann n'avait que 27 ans lorsqu'en 1902 il remporta un énorme succès avec un roman, Les Buddenbrook, dans lequel il expliquait la chute d'une grande famille commerçante de Lübeck par le désintérêt pour le négoce de la troisième génération des descendants des fondateurs. C'était un peu l'histoire de sa propre famille : ni son frère aîné Heinrich (1871) ni lui-même (1875) ne firent d'études universitaires et ne s'intéressèrent aux affaires, mais tous deux jouèrent un rôle marquant dans la vie intellectuelle et politique de l'Allemagne.
On ne devait apprendre qu’après sa mort qu’en 1901, Thomas avait ressenti un vif amour pour un beau blond aux yeux bleus, Paul Ehrenberg, qui n’avait toutefois pas répondu à ses sentiments. En 1905, il se maria. Tout indique que dans l’Allemagne de son temps, où la législation sur l’homosexualité était sévère et l’opinion publique particulièrement intolérante - comme le montrera le scandale Eulenburg qui révéla en 1908 la présence d’homosexuels jusque dans l’entourage de l’empereur -, Thomas Mann choisit non seulement de taire mais de ne pas pratiquer son homosexualité : s’il voulait devenir une grande voix en Allemagne, il n’était pas question de mener une double vie comme Oscar Wilde - on sait comment elle se termina - ni de se livrer aux vagabondages pédérastiques d’un André Gide sur les grands boulevards de Paris.
Thomas épousa donc Katia Pringsheim, fille d'un riche professeur juif de mathématiques à l'université de Munich. Elle lui donna, comme on dit, six enfants. Elle le déchargea aussi de tout souci domestique, fut sa première lectrice et conseillère, tout en étant une mère attentive à leurs enfants et une intermédiaire précieuse entre un père aimant mais rigide et eux. Enfin, cette femme exceptionnelle semble avoir témoigné beaucoup de compréhension dans le combat de son mari pour surmonter son orientation homosexuelle. Il lui en exprime sa reconnaissance dans son Journal 1918-1919.
Une autorité morale en Allemagne
Après la Première Guerre mondiale, la vie de Mann fut marquée par la publication de ses ouvrages, en particulier La Montagne magique, qui lui valut le prix Nobel de littérature 1929, mais surtout par son évolution politique de nationaliste conservateur - il approuva l'invasion de la Belgique en 1914 - à la reconnaissance de la République de Weimar et à un appel à voter socialiste en 1922. Si, plus tard, il attendit 1936 pour condamner formellement le nazisme, il ne voulait pas compromettre ses beaux-parents juifs. Réfugié aux États-Unis en 1939, il y écrivit son dernier chef-d'œuvre, Le Docteur Faustus. À son retour en Europe en 1945, il préféra s'installer à Zurich qu'en Allemagne. Il y mourut en 1955.
Cette vie bien remplie transcenda son homosexualité, sans bien entendu l'éliminer : on n'écrit pas La Mort à Venise (1912) sans révéler quelque chose d'une brûlure intérieure, même s'il définit l'amour pourtant platonique d'Aschenbach pour le jeune Tadzio comme "la dissolution de la discipline de vie et le retour à la liberté orgiaque de l'individualisme" dont l'homosexualité lui paraissait l'expression. Il note aussi dans son Journal qu'en fondant une famille, il avait fait preuve "d'une honnêteté pleine de bon vouloir à l'égard de la vie".
Une histoire d’homosexualité cachée
À cette figure marquante de la littérature européenne, Com Tóibín, Irlandais de naissance (1955), enseignant à l'université Columbia (États-Unis), et gay affiché, a consacré… un roman ! Un roman dont l'axe n'est ni l'œuvre pourtant considérable et diverse de Mann, ni les tragédies allemandes de son temps, mais son homosexualité cachée. Un angle que l'on ne peut que juger partial et partiel. En outre, Tóibín a confié au journal Le Monde : "En tant qu'auteur de fiction, je ne suis préoccupé nullement d'érudition ni d'exactitude. Ce qui m'intéresse, c'est de forger une illusion pour vous lecteur. Parfois, moins je sais, mieux c'est" (2 septembre 2022).
Ce point de vue pour le moins déconcertant a conduit Tóibín à camper un personnage de roman inspiré d'une personne qui a existé, mais sans se soucier de ce qu'il était vraiment. Il ne lui donne même pas de visage ("Dans mon roman, Mann n'a pas de visage", id.). Par contre, il lui attribue une sexualité active bien qu'elle n'ait jamais été attestée ! Ne peut-on pas en déduire que l'imagination bien réelle de Tóibín et son vrai talent de dialoguiste nous en disent moins sur Mann que sur lui ?
- ★ ★ ★ Colm Tóibín | Le magicien | Roman | traduit de l'anglais (Irlande) par Anna Gibson | Grasset, 608 pp., 26 €, version numérique 18 €
Feuilletez le livre