Petite Ourse dans les griffes d’une perverse narcissique
Bernadette Gervais signe un album sobre et puissant sur les relations toxiques avant que Beatrice Alemagna et Sara Stridsberg nous emmènent au parc. Deux albums signés par des grands noms de la littérature jeunesse. Encore deux oeuvres remarquables chez La Partie, nouvelle maison d’édition jeunesse très inspirée.
Publié le 14-12-2022 à 17h00
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Petite Ourse habite avec Pandora, qui l’a adoptée, et en est très fière. Elle admire son intelligence et se sent bête à ses côtés. D’autant que Pandora le lui répète à l’envi. Il n’en faut parfois pas plus pour se sentir diminuée. D’où l’importance des mots de Gisèle Halimi, en exergue du dernier album de Bernadette Gervais, l’un des plus forts à ce jour : “ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations qui attentent à votre dignité, ne vous résignez jamais. ”
Petite Ourse se résignera-t-elle ? Elle n’est pas la seule à admirer Pandora, peu avare en remarques cinglantes.
Pourtant, elle, continue à essayer de se rendre utile et se fait réprimander lorsqu’elle apporte le café trop froid. Toute la journée, elle travaille au potager. Elle se lève tôt le matin pour vendre ses légumes au marché, fait la cuisine et s’endort épuisée le soir sans jamais avoir reçu la moindre reconnaissance de Pandora qui, au contraire, fait de son mépris et de son dénigrement, une arme aussi pernicieuse que redoutable, un moyen imparable de s’octroyer du pouvoir.
Mais lorsqu’elle pleure le soir et regarde les étoiles, Petite Ourse voit Grande Ourse qui tente de la consoler et qui lui ouvre les yeux.
Pandora, qui cache bien son jeu, poursuit inlassablement son œuvre de destruction psychologique, crée le vide autour de Petite Ourse pour accroître son emprise et se montre de plus en plus violente. Petite Ourse cherche refuge dans les étoiles et y puise la force d’agir.
Relation toxique
Cet album à plusieurs lectures parlera à diverses personnes selon leur propre vécu. On peut y lire l’exposition d’un enfant à un parent malveillant, un portrait à peine déguisé d’une perverse narcissique, l’impasse dans laquelle se trouve une femme battue, la souffrance des relations de pouvoir, la nuisance des personnes dominantes, la puissance de la manipulation ou encore un résumé des liens toxiques. Il prouve aussi la pluralité de l’autrice d’une centaine d’albums jeunesse et lauréate de la Pépite d’or du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil avec ABC de la nature (Éditions Grandes Personnes, 2020).
La Petite Ourse de Bernadette Gervais a comme un lien de parenté avec Boucle d’or et les trois ours. Les fleurs sont d’ailleurs très présentes dans cette histoire épineuse ; du narcisse au souci, en passant par le colchique, la sansevieria (la langue de belle-mère), l’amaryllis ou encore la colodium (oreille d’éléphant). Ces miracles de la nature dont Bernadette Gervais, adepte de l’imagier, dresse un précieux inventaire en fin d’ouvrage ponctuent ce récit. Mates, profondes, rondes et graphiques, les illustrations vintage et rehaussées de notes orangées voire fluo – la grande tendance du moment – sont lisibles et complexes, à l’image du texte dont les richesses se révèlent peu à peu.
Beatrice Alemagna nous emmène au parc
Autre grande pointure de la littérature jeunesse, Beatrice Alemagna, à l’univers exigeant et touchant, entre naïveté, fragilité et parfum d’inquiétude, nous revient avec l’album On va au parc qu’elle a dessiné de ses pastels gras avant que Sara Stridsberg, l’une des autrices les plus acclamées en Suède, n’en rédige le texte. Ou, plus précisément, qu’elle mette en poésie les images de l’artiste française dont les livres ont été exposés, publiés et récompensés dans le monde entier. Tel son récent et très remarqué Blanche-Neige (La Partie, 2021).

Une belle alchimie émane de cette association de talents pour découvrir à hauteur d’enfant le sentiment de solitude et d’écrasement ressenti par les enfants de banlieue ou de HLM pour qui la seule évasion possible consiste à se rendre au parc. On leur dit qu’ils viennent des étoiles, mais là, ils épousent le vent et l’ivresse du jeu comme de la rencontre, se frottent à la vraie vie, à l’air qu’on respire, aux joies du déséquilibre, aux structures qu’on escalade…
Sous la plume de Sara Stridsberg et les crayons et collages de Beatrice Alemagna, le parc devient cette forêt au cœur de la ville, ce pays d’ailleurs, ce monde qui chavire. Ce paradis retrouvé où tout vaut mieux que les bus, magasins, métros, ascenseurs, escalators, grues et trottoirs. Où, surtout, on peut soudain croiser quelqu’un dont on ignorait jusqu'à l’existence. Et si les enfants sont parfois traversés de doutes, ils s’accrochent, ici, à une seule et même certitude : le lendemain, ils iront au parc, celui dont Beatrice Alemagna rend magistralement l’atmosphère souvent automnale.
★ ★ ★ ★ Petite et Grande Ourses | Bernadette Gervais | Album | La Partie, 40 pp, 18 €. Dès 5 ans.
★ ★ ★ On va au parc | Sara Stridsberg et Beatrice Alemagna | Album | La Partie, 64 pp, 22 €. Dès 3 ans.