Derrière la routine se cache une véritable héroïne
Michelle Gallen nous emmène dans l’Irlande du Nord profonde et miséreuse à la rencontre d’une reine.
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Publié le 01-02-2023 à 17h00
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Avouons-le sans ambages : l'Irlande n'en finit pas de nous surprendre. Rééditions de textes épuisés, auteurs établis poursuivant avec constance leur œuvre ou nouvelles voix : ce qui nous parvient en traduction contient une force et une singularité réjouissantes. Le premier roman de Michelle Gallen ne fait pas exception. Avec une musique bien à elle, aussi entraînante qu'émouvante, Ce que Majella n'aimait pas (Big Girl, Small Town) retrace une semaine de la vie de Majella. Par son unité et son inévitabilité cyclique, cette semaine porte en elle une perspective, dont on peut penser qu'elle sera sombre ou réconfortante, le quotidien ici dépeint risquant bien de se répéter.
Poste d’observation
Au fil de cette semaine au cours de laquelle une dose d'extraordinaire (dont on ne révélera rien) viendra percuter l'ordinaire de Majella, celle-ci fêtera ses vingt-sept ans. À cet âge, la plupart de ses anciennes condisciples sont mariées et ont plusieurs enfants. Pas Majella, qui vit toujours chez sa mère. Mais contrairement à ces autres, elle travaille : depuis neuf ans, dans un Fish and Chips (le bien nommé Salé, Pané, Frit !) qui ne désemplit guère. Son repas du soir est compris dans son salaire, tant pis pour les kilos en trop.
"Elle aimait que les choses soient claires. Mais à Aghybogey, rien n'était clair. C'était une ville où on ne pouvait se cacher nulle part, aussi les gens planquaient leurs secrets en pleine lumière." De ce point de vue, Salé, Pané, Frit ! est un poste d'observation idéal : les ragots y circulent allègrement et ceux qui la fréquentent forment un microcosme révélateur. Dans cette petite bourgade d'Irlande du Nord située non loin de la frontière avec la République, catholiques et protestants se côtoient prudemment, plus de cinq ans après le départ des soldats : tous savent "quelles rues éviter, dans quel pub aller boire un coup, quelle pharmacie fréquenter, au sein de quelle communauté religieuse se marier". Les cicatrices des Troubles demeurent vivaces, notamment pour la famille de Majella. Son oncle Bobby est décédé dans l'explosion prématurée de l'engin qu'il manipulait - une mort qui a irrémédiablement changé son père, qui disparaîtra mystérieusement par la suite. Est-il mort ? Vit-il ailleurs ? Personne n'a jamais pu répondre à ces questions.
Menus plaisirs
Inconditionnelle de la série Dallas, qu'elle regarde en boucle sur son magnétoscope, Majella "savait où était sa place". Elle n'a plus d'amies, jamais de message sur son téléphone et guère de perspectives, elle ne s'autorise que de menus plaisirs (une nouvelle couette, une sortie au pub le dimanche), semble se satisfaire d'un minimum de chaleur, de paix, de sécurité, et jamais ne se lamente. Des douleurs prémenstruelles aux horaires du boulot, de l'attention qu'elle porte à sa mère alcoolique aux avances de Jimmy Neuf-Pintes, tout dans la vie de Majella semble installé dans une routine, sous laquelle sourd pourtant quelque chose de déchirant. Son équanimité, son adresse à déminer les situations potentiellement problématiques et à contenir ses souffrances, sa détermination à préserver son indépendance font le reste : d'une écriture rusée sous des dehors argotiques, Michelle Gallen nous offre avec Majella une héroïne du quotidien qu'on ne risque pas d'oublier.
-> ★ ★ ★ Michelle Gallen | Ce que Majella n'aimait pas | roman | traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau | Joëlle Losfeld | 344 pp., 24 €, version numérique 17 €
EXTRAIT
"Elle n'avait jamais quitté Aghybogey, même pas pour faire un bilant de compétences dans le domaine de l'hygiène alimentaire à l'institut technologique de Strabane. En vacances, elle n'avait jamais dépassé Bundoran. Elle était maintenant un pilier d'Aghybogey, un de ces visages qu'on s'attend à croiser en ville. Elle savait où était sa place. La petite lumière de la friteuse est passée du rouge au vert, et Majella a remonté les frites de Rose en secouant bien."