Faut-il choisir de mourir pour éviter de devenir une charge ?
Partir ensemble, tel est l’acte de générosité sociale que planifie un couple. Sous la plume d’une Lionel Shriver redoutable.
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Publié le 07-02-2023 à 15h43
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Lionel Shriver n'a peur de rien. À quinze ans, elle décide d'abandonner Margaret Ann et se choisit un prénom masculin. Comme entrée en littérature, elle signe un roman provocant, dérangeant, sans complaisance, qui est une évidente réussite : Il faut qu'on parle de Kevin. Les éditeurs se sont d'ailleurs longtemps défilés avant de publier ce texte audacieux qui sera couronné par l'Orange Prize en 2005 et adapté à l'écran avec maestria par Lynne Ramsay - avec une époustouflante Tilda Swinton dans le rôle de la mère de Kevin, un adolescent qui a tué neuf personnes dans son lycée. D'emblée, le thème de la famille est fondateur chez Lionel Shriver, qu'elle scrute avec une lucidité diabolique. Via ses travers, ses perversités, ses zones d'ombre.
Dans son précédent livre, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, elle focalisait son attention sur un couple de sexagénaires. Avec une acuité féroce et un sens inné de la provocation, Lionel Shriver n'y allait pas par quatre chemins pour décrier les travers de notre époque. Culte du corps (qui occulte le naufrage à venir), peur de vieillir, politiquement correct, appropriation culturelle, obsession narcissique, fébrilité : ce roman était sans concession. Avec À prendre ou à laisser (titre qui n'a pas la force de l'original, Should we stay or should we go), elle interroge de manière tout aussi implacable la façon dont on décide d'aborder l'ultime chapitre de sa vie.
Un pacte singulier
Les quatorze dernières années de l'existence du père de Kay ont été de plus en plus difficiles. À cause d'une dégénérescence neurologique, sa personnalité n'a cessé de changer, entraînant d'éprouvantes crises de violence. Lorsqu'il meurt, le soulagement l'emporte sur le chagrin. Et suscite entre Kay et Cyril, son mari, une discussion d'importance : comment envisagent-ils eux-mêmes leur fin de vie ? Ils ne sont alors qu'à l'aube de la cinquantaine, mais veulent éviter à leurs enfants comme à la société le poids de leur effondrement. Aussi, lors d'une soirée quelque peu arrosée, tous deux scellent un pacte singulier : à quatre-vingt, ils se suicideront ensemble. Ils en sont alors persuadés, "pour conserver la maîtrise de sa fin de vie, il faut avoir la volonté de renoncer à une petite tranche d'une existence qui n'est pas encore pourrie".
Au moment où ce couple d'Anglais prend cette décision, 2020 paraît un horizon improbable. D'ailleurs, pendant trente ans, jamais le sujet ne sera plus abordé entre eux. Mais le moment de fêter (vraiment ?) les quatre-vingts ans de Cyril, qui est d'un an l'aîné de Kay, arrive inévitablement. Lui ne compte pas dévier de la trajectoire qu'ils se sont fixée, alors qu'elle souhaite ardemment revenir sur leur décision. Qu'en sera-t-il de ce qu'ils envisageaient avant tout comme "un acte de générosité sociale" ?
Douze variations
À ce stade, on n’a encore lu qu’une cinquantaine de pages. Rien ne peut être dévoilé de la suite, que Lionel Shriver décline en douze variations ingénieuses et virtuoses. Toutes les questions comme tous les cas de figure (ou presque) sont envisagés avec humour et malice, jusqu’aux plus improbables qui se colorent de science-fiction. Dans la foulée, la position et les réactions des trois enfants du couple varient en conséquence, ce qui ne manque pas de sel.
Lionel Shriver n'a pas manqué de situer le moment fatidique dans le contexte du Brexit, qui ne fut effectif que le 31 janvier 2020, après moult reports. "Rien de tel qu'une date butoir ferme et définitive", écrit-elle. C'est évidemment piquant.
Avec ce roman captivant et provocant, on sourit autant qu'on réfléchit, le propos se révélant aussi percutant que philosophique. Chaque décision que l'on prend dans la vie est un pari, ne manque pas de nous rappeler Lionel Shriver. Qui fait aussi dire à Kay : "L'absence de souffrance est peut-être une forme de souffrance".
À prendre ou à laisser : rien ici n'est décidément aussi simple !
-> ★ ★ ★ Lionel Shriver | À prendre ou à laisser | roman | traduit de l'anglais (États-Unis) par Catherine Gibert | Belfond | 284 pp., 22 €, version numérique 15 €
EXTRAIT
"Qu'y a-t-il de si déroutant ? Rien n'avait vraiment changé. Que Cyril et elle décident ou non de la date exacte de leur mort ou que le hasard s'en charge, sa vie était vouée à se conclure après un certain nombre de nuits."