Le corps se délivre dans les livres pour ados
Du harcèlement à l’homophobie, de l’anorexie à l’acceptation de soi, le corps s’impose en littérature jeunesse. Pour le philosophe Gilles Abel, il ne faut plus laisser l’intime sous le tapis.
Publié le 13-02-2023 à 14h53
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Une nouvelle vague déferle en littérature jeunesse. On ne compte plus, ces derniers mois, le nombre d’albums, fictions ou documentaires, consacrés au corps. Cette “chose” qu’on ignore, exhibe, maltraite, dorlote ou regrette, mais dont on ne peut en aucun cas se passer. Qui, à l’adolescence, principalement, nous mène par le bout du nez ou… six pieds sous terre. Qui détermine notre façon d’être au monde et à l’autre. Cette “chose” absolument essentielle, sur ou sous-estimée, ce sujet tabou, par excellence.
De Adolescence. Découvertes et nouvelles questions (Sylvie Misslin et Isabelle Maroger, Amaterra) à Silhouette mon amie, mon ennemie (Dr Dominique-Adèle Cassuto et Titeepex, La Martinière jeunesse) en passant par Nénés chéris (Jennifer Hayden, La Cité graphique), Embrasse-moi (Lidia Mathez, La Joie de lire) ou encore Parfait.e (Emilie Chazerand et Alice Dussutour, La Ville brûle), tous explorent le champ corporel pour éclairer le jeune lecteur.
La belle affaire, à l’heure où une jeune fille sur deux a déjà reçu une photo sexuellement explicite via internet, où le harcèlement, notamment sexuel, fait des ravages et où les standards imposés par les magazines et plus encore par les influenceuses et influenceurs détruisent insidieusement l’image de soi.
Pour vous Gilles Abel, qui êtes considéré comme LE philosophe de la jeunesse, que raconte cette tendance éditoriale ?
Elle témoigne d’une volonté de rendre visible cette question du rapport au corps. Même avec un livre comme Nénés chéris, qui peut amener certains à se raidir sous prétexte que c’est trop intime ou que les enfants sont trop jeunes pour se voir proposer des œuvres comme celles-là. Je ne peux que me réjouir qu’il y ait une volonté éditoriale de ne plus céder à une forme de frilosité, de pudeur. Les jeunes ne nous attendent plus pour être préoccupés par ces questions. Si les éditeurs ne s’y intéressent pas, les enfants s’y intéressent et trouvent sur Internet des informations souvent chaotiques. Au moins, ici, on leur propose un cadre plus régulé et propice à un dialogue, au lieu de laisser le tout sous le tapis.
Que représente le corps, ce grand mystère, pour un enfant ou un adolescent ?
Ce sont eux qui sont les mieux placés pour le dire ! Le corps représente quelque chose de contradictoire ou d’antagoniste pour un ado ou un préado. Tout à coup, un changement s’opère et on constate qu’on est entourés de modèles. Le corps des amis ne change pas à la même vitesse que le nôtre. On est dans cette confrontation avec une série de standards, de normes qui nous entourent. Le corps est aussi le lieu de la sexualité, toujours taboue.
N’est-il pas aussi un redoutable instrument, à fois de pouvoir et de souffrance ?
La construction du rapport au corps va de pair avec celle de l’identité qui, à cette période de fragilité, se décline à tous les étages : confiance en soi, appartenance au groupe, défi de correspondre à la norme “qui plaît”, … L’ado a besoin de pouvoir déposer cela quelque part. Il a besoin d’adultes qui, plus ou moins adroitement, sont à même de lui dire que le corps n’est pas “sale”. Il faut donner aux adolescents une information de base sur ce qu’est le clitoris, le désir, le consentement. Or trop de gens sont encore mal à l’aise avec cela. Et si on livre les jeunes à eux-mêmes, ils risquent de tomber dans des expériences désagréables, voire traumatiques.
À ce sujet, les questions du genre, du patriarcat, du consentement revêtent ces derniers temps une acuité particulière…
Récemment, lors d’une projection scolaire de Je vous salue salope, un documentaire sur la violence faite aux femmes en ligne, des garçons ont envoyé des vidéos pornos aux filles. On ne peut faire fi de cette réalité. Le consentement, la confiance en soi, l’égalité, l’émancipation sont des enjeux essentiels, comme une arborescence dont les racines sont profondes. Par exemple, les “incels” (célibataires involontaires), sont un mouvement d’hommes qui estiment que la société est dominée par les femmes, qu’elles ont tout gagné. Ils veulent revenir à une domination totale des hommes sur les femmes et commettent parfois des massacres en ce nom. Certaines lignes sont en train de bouger, mais trop lentement. Les forces réactionnaires sont toujours en embuscade, à jouer les vierges effarouchées ! La littérature jeunesse a donc aussi un rôle à jouer.
Omniprésent, le corps est aussi, et paradoxalement, trop oublié, ignoré, et partant maltraité, dans nos sociétés occidentales pudiques et statiques…
Le corps est dans un angle mort, nous met mal à l’aise, et à force de ne jamais le sortir de son angle mort, on laisse les jeunes livrés à eux-mêmes, au prix de plein de choses désagréables à des degrés divers : troubles alimentaires, automutilation, sugar daddies, revenge porn, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.
Quid des lignes qui bougent pour la question transgenre ?
Les choses sont certes en train de bouger mais, en même temps, le débat sur le droit à l’avortement, qu’on croyait gravé dans le marbre, resurgit. La question de la fluidité du genre vient faire bouger les curseurs, ce qui parfois provoque de la peur. Mais l’émancipation doit rester notre boussole, plutôt que de nous arc-bouter sur celle de la servitude.