Retour sur lalibre.be

L’Amérique et les armes à feu, une histoire infernale retracée par Paul Auster

À partir d’un projet photographique de Spencer Ostrander, il nous entraîne dans un récit hybride interpellant.

Hôtel Mandalay Bay. Paradise, Nevada. 1er octobre 2017. 61 morts ; 897 blessés (441 par balle, 456 dans le chaos qui s'est ensuivi. ©Spencer Ostrander

Tout est né du projet photographique de Spencer Ostrander, qui a sillonné les États-Unis pour se rendre dans une trentaine d'endroits où s'est produite une fusillade de masse. C'est sur ces photos en noir et blanc de lieux désormais vides, où l'absence et le silence clament la sidération face à toutes les vies enlevées, que s'est appuyé Paul Auster pour écrire un texte hybride qu'il intitule Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis.

Si les différents chiffres repris par l'écrivain sont absolument terrifiants, nous n'en reprendrons qu'un seul : depuis 1968, un million et demi de vies américaines ont été perdues sous les balles, soit "plus de morts que la somme totale des morts causées par les guerres qu'a connues le pays depuis le premier tir de la Révolution américaine". Comment en est-on arrivé là ? Avant de remonter le fil de l'histoire de son pays, l'auteur de Léviathan, de la Trilogie new-yorkaise et de 4 3 2 1 commence par témoigner de sa propre expérience - de son enfance et de son histoire familiale, nœud d'un lourd secret lié aux armes à feu, puis des six mois qu'il a passés dans la marine marchande, desquels il a tiré quelques enseignements.

Interdire ne sera jamais une solution

"La peur mêlée à la violence, et des balles comme arme de premier recours. C'est une combinaison qui traverse tous les chapitres de notre histoire et reste un fait essentiel de la vie en Amérique aujourd'hui." Paul Auster remonte le fil de l'Histoire, jusque quatre cents ans en arrière, "alors que l'Amérique n'était qu'un assemblage faiblement peuplé de colonies blanches éparpillées en treize postes avancés de l'Empire britannique, fort éloignés les uns des autres". De la guerre contre les Indiens, puis celle qui devait préserver l'esclavage, jusqu'à aujourd'hui, il épingle notamment le désastre que fut la Prohibition (qui engendra le crime organisé), la guerre du Vietnam, le rôle insoupçonné ou oublié (de ce côté-ci de l'Atlantique) des Black Panthers mais aussi la délicate question de l'interprétation de la Constitution. Et de souligner la difficulté de légiférer, quand interdire ne sera jamais une solution.

Un exercice d'admiration signé Paul Auster

Puisque les tueries de masse - qui ne représentent qu’une petite fraction des morts par balle en Amérique - sont l’angle des photographies de Spencer Ostrander, Paul Auster s’intéresse au profil des meurtriers pour constater que ces carnages insensés sont le plus souvent l’œuvre de solitaires et de marginaux. Lorsqu’il relate le cas exceptionnel d’une fusillade qui fut stoppée par l’intervention d’un voisin armé, son talent de romancier irradie pour nous montrer tout ce que la situation a de complexe, voire de déroutant.

"Pierres tombales de notre chagrin collectif", les lieux immortalisés par Spencer Ostrander nous montrent nombre d'écoles et de lieux festifs (cinéma, discothèque…). Le plus stupéfiant se situe peut-être dans la présence de végétation qui, suivant la course des saisons, est le contrepoint déchirant de toutes les vies qui ont été stoppées net ou qui ont basculé. Car, comme le rappelle Paul Auster, les chiffres des victimes masquent les innombrables vies dévastées par la perte d'un membre de famille proche ou lointain, d'un ami, d'un collègue, d'un voisin.

La démocratie prise en tenaille

À l'heure où l'Amérique apparaît particulièrement divisée, la démocratie y semble plus que jamais prise au piège du "conflit séculaire entre le besoin de protéger les droits et les libertés individuels et les intérêts du bien commun", ce que cristallise particulièrement le débat sur les armes. À la lecture de ce texte puissant et efficace, tout à la fois intime et engagé, clairvoyant et interpellant, où l'alternance avec les photos est singulièrement réussie, un préambule à toute avancée s'impose, que Paul Auster appelle de ses vœux : "il faudrait d'abord procéder à un examen honnête et déchirant de qui nous sommes et qui nous voulons être en tant que peuple marchant vers l'avenir, ce qui devrait nécessairement débuter par un examen honnête et déchirant de qui nous avons été dans le passé". Quand l'Amérique y consentira-t-elle ?

-> ★ ★ ★ ★ Paul Auster (texte) et Spencer Ostrander (photos) | Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis | essai illustré | traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut | Actes Sud | 208 pp., 26 €

EXTRAIT

"Les Américains sont tellement habitués aux massacres quotidiens se déroulant autour d'eux qu'ils ne veulent même plus faire l'effort d'y prêter attention, alors que les chiffres continuent d'augmenter d'une année sur l'autre. Puis soudain se déclenche quelque part une fusillade qui se distingue par son envergure, produisant un bain de sang d'une telle ampleur et d'une telle horreur que l'ensemble de la société américaine s'arrête net (...). Lors d'un bref intermède, tout le monde semble se rassembler dans ce pays d'isolement et de fracture, mais en un clin d'oeil, le camp pro-armes et le camp anti-armes sont de nouveau en lutte (....)."