Qui a tué Monsieur le curé? Cela importe peu...
Aux frontières d’un Empire, dans une ville glacée, on a tué le curé. Et l’hiver s’est embrasé.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L63JQBW6LNGE7IPE454BXBTFNM.jpg)
Publié le 12-03-2023 à 11h00
:focal(1939x1301:1949x1291)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/E22RUXHHXFAYHEOHNWFAZAQTPI.jpg)
Ils sont une masse informe, sans âme et sans raison. Attroupés dans l’église, il n’y a que les flammes de leurs cierges qui font trembler leur corps et leur visage au point d’en projeter les ombres, d’en déformer les nez, étirer les mentons, bomber les fronts, démesurer les oreilles. Si ces hommes et ces femmes sont massés dans l’église de leur petite ville, c’est parce qu’on a tué leur curé. Dans une rue anonyme, au cœur d’un hiver redoutable, sa tête fut fracassée et personne - pas même Nourio, le Policier - ne put arrêter le coupable.
La vérité efficiente
Il suffit d'un "craquement d'allumette", d'un "déraillement dis cret" parfois, pour que tout s'embrase et que le mal s'échappe de là où il s'était discrètement tapi. Dans cette petite ville imaginaire de la Mitteleuropa, dans cette bourgade aux allures oniriques et si ressemblantes aux nôtres, c'est ce qu'il s'est passé il y a un bon siècle d'ici. Et c'est ce que conte le dernier roman hivernal, sombre et cruel de Philippe Claudel.
L'auteur des Âmes grises et du Rapport de Brodeck (ses deux plus grands ouvrages) livre ici une description aussi romanesque que clinique d'un peuple tenaillé par la peur, qui s'invente une vérité, sculpte un bouc émissaire pour venger sa terreur et livrer sa haine aux instincts les plus vils.
Pour dresser tel tableau, Philippe Claudel s’appuie une nouvelle fois sur son style diablement imagé, sa maîtrise des verbes et de la description - aux grandes finesses picturales. Par eux, sa langue ne se contente pas de dresser un miroir à nos consciences : elle les saisit, les surprend dans leurs angoisses et les embrasse, tant l’auteur semble les connaître dans la moindre de leurs turpitudes.
Comme dans plusieurs de ses romans précédents, Philippe Claudel construit son récit autour de personnages archétypaux. Mais c'est aussi les masses et les peuples que dépeint l'auteur. Ainsi de leur rapport à la vérité qui est un des grands thèmes de Crépuscule. En des pages passionnantes, on voit les notables de la ville édifier une vérité qui s'intéresse peu au fait, mais qui flatte les instincts et sert les intérêts. "J'en suis venu à la conclusion qu'est vrai ce qui est demandé et acceptable par le plus grand nombre", confie ainsi le Policier alors qu'il doit livrer sa version des faits. Qu'aller dans le sens de la minorité, même si la vérité effective semble être de son côté, ne peut conduire qu'au désordre et au chaos. [Et] à cette vérité effective que beaucoup dans les siècles passés ont pris pour une pierre angulaire ou une boussole indiquant un cap indiscutable, je préfère le concept de vérité efficiente, qui tient davantage compte des composantes du réel et garantit, il me semble, une forme demandée, voulue, espérée, de stabilité sociale."
Toujours trop tard?
Il ne faut donc pas avoir peur des sentiments perfides, des machinations diaboliques, des paysages hivernaux, des instincts vulgaires et sales, de la froide indifférence pour se jeter dans les pages de Crépuscule. Il s'agit aussi de pouvoir affronter l'individualisme bouffi, les peurs, les aveuglements et l'orgueil des personnages qui sont aussi les nôtres.
"À quel signe comprend-on dans l'Histoire des hommes qu'il est trop tard ?" Que demain sera sombre ?, s'interroge l'auteur. Et quelque part, "sur une certaine horloge, n'est-il pas toujours trop tard ?" On sort groggy du roman de Philippe Claudel. Il faut alors écarquiller les yeux, se reprendre et se ressaisir pour dénicher un brin d'espérance. Et c'est sans doute là qu'apparaît un bémol : si les chemins de l'âme sont tortueux, ils passent inévitablement, à un moment ou à un autre, dans l'axe du soleil. Si la vie est pleine d'aspérités, elle finit forcément par offrir quelques éperons pour s'y accrocher et éviter la chute. Voici sans doute ce qui manque aux pages et aux personnages de Philippe Claudel, parfois unilatéraux. Voilà ce qui aurait pu offrir à ses lignes toute leur ampleur romanesque.
--> ★ ★ Philippe Claudel | Crépuscule | Roman | Stock, 508 pp., 23 €, version numérique 16 €
EXTRAIT
"Maintenant qu’il écoutait, il reconnut, dans le bruissement rêche qui grattait les volets rabattus et les murs de la maison, le mufle de la tempête qui déboulait de l’intérieur des terres. Elle avait forci dans les montagnes où elle s’était gonflée de froid, de vent et de neige. Prenant de la vitesse sur la longue plaine rase, elle venait désormais buter et tournoyer dans le cul-de-sac du plateau dominé par les faibles crêtes sous lesquelles la ville s’était construite, il y a longtemps. On aurait cru un fauve piégé, tournant en rond dans le treillis de fer au point de mordre sa queue."