"Aujourd’hui, le seul conseiller de Poutine, c’est son chien"
Ce 23 mars, Giuliano da Empoli recevra à Bruxelles le Goncourt de la Belgique, décerné par un jury d’étudiants. Rencontre avec l’auteur du “Mage du Kremlin”, best-seller qui, depuis sa sortie en mai dernier, s’est vendu à quelque 476 000 exemplaires.
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Publié le 23-03-2023 à 06h42
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Ce 23 mars, Giuliano da Empoli recevra à Bruxelles le Goncourt de la Belgique pour Le Mage du Kremlin , plongée au cœur du pouvoir russe à travers les confessions de Vadim Baranov - double fictif de Vlalislav Sourkov, l'un des plus proches conseillers de Poutine. Avoir loupé de peu le Goncourt (c'est la voix comptant double du président de l'Académie Goncourt qui a permis à Brigitte Giraud de l'emporter) ne l'empêche pas d'avoir décroché, outre le prix de l'Académie française, l'un des plus vifs succès français de ces dernières années : ce premier roman sorti en mai dernier - mois traditionnellement tourné vers l'été et non stratégique pour les éditeurs - s'est jusqu'ici vendu à 476 000 exemplaires, et tout indique que ce n'est pas fini. Conseiller politique, essayiste et désormais romancier, Giuliano da Empoli reconnaît des sentiments ambivalents concernant le destin de son livre : "Je suis très content de ce parcours auquel je ne m'attendais pas, mais ce succès est en partie lié à la nature tragique de l'actualité que nous vivons."
C’est votre premier roman après plusieurs essais : qu’est-ce qui vous a décidé à oser la fiction ?
Quand vous écrivez un essai, vous n’utilisez que la partie rationnelle de votre cerveau : vous trouvez des arguments auxquels vous donnez une forme. J’avais envie d’autre chose, notamment d’entrer dans la tête des personnages au lieu d’uniquement les décrire de l’extérieur. Je voulais écrire un roman sur le pouvoir, ses contradictions, ses paradoxes, ses ambiguïtés en utilisant toute ma personne, mes expériences, mes émotions. Quand c’est réussi, cela vaut aussi pour le lecteur : lire un roman permet d’aller plus loin que lire un essai.
Cela permet-il aussi de toucher un autre public ?
La fiction est une porte d’accès à la réalité qui n’est ni meilleure ni moins bonne, mais différente. C’est sans doute ce qui explique en partie le destin de mon livre : si j’avais écrit un essai sur le même thème, les choses auraient été différentes.
Vous mêlez habilement réalité et fiction : quelles sont les limites que vous avez posées concernant la fiction ?
La limite est assez simple : le livre ne retrace que des événements historiques et politiques réels, je n’ai rien inventé. Je me suis fixé cette contrainte pour que les choses soient claires et pour pouvoir répondre à ce type de question. Par contre, je me suis autorisé plus de liberté dans les dialogues, qui sont basés sur des hypothèses réelles mais sont évidemment imaginés quand il s’agit de personnages réels, et dans la partie plus personnelle de la vie des personnages, qui sont en partie inventés.
L’effet de réel est pourtant tel que certains lecteurs peuvent prendre tout pour argent comptant…
Je pense que la division est assez claire. Mais le pari du livre est de générer un effet d’immersion : je souhaite que le lecteur entre dans cette réalité. Et par un paradoxe éprouvé, la seule façon de faire entrer quelqu’un dans certains lieux et dans certaines têtes est d’avoir recours à la fiction.
"Sans y avoir jamais posé le pied, il y a trois siècles, La Bruyère a décrit le Kremlin d’aujourd’hui plus précisément que le meilleur de nos ou vos journalistes", écrivez-vous. Est-ce pour signifier le pouvoir inégalable de la fiction ?
Oui, mais pas seulement. La référence à La Bruyère est une phrase clé du roman : elle renvoie à l’universalité de certains mécanismes, notamment la dynamique de la cour, quelles que soient les époques et les latitudes. Ce qui ne veut pas dire que les réalités sont les mêmes : ce qui change, ce sont les limites qu’on met au pouvoir, alors que les pulsions et les rouages sont semblables.

"Aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu du pouvoir", écrivez-vous. Votre ambition est-elle toutefois de s’en approcher ?
Oui, mon ambition est de rendre compte de cette complexité. J’ai voulu partager vingt-cinq ans d’expériences mixtes, de recherches et d’écriture d’essais, d’un côté, de pratiques de la politique et du pouvoir en Italie et ailleurs, de l’autre, le tout dans ce qui serait forcément un roman. Cela n’aurait jamais pu prendre la forme d’un essai.
"On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par des descendants d’Ivan le Terrible", estime Baranov.
Il exprime sa vision, ce n'est pas la mienne et, surtout, lui-même n'est pas sincère : le spin doctor qui se confesse est sincère quand il raconte son histoire, ses désillusions, mais il continue aussi de manipuler. Sa vision de la Russie est donc fonctionnelle par rapport à son parcours, il se donne le beau rôle et défend l'idée selon laquelle la Russsie a besoin d'être gouvernée par des hommes impitoyables, forts et souvent très violents. Personnellement, je serais plus nuancé : s'il y a une récurrence de personnages à la Ivan le Terrible dans l'histoire russe, est-ce pour autant un destin ? Je ne crois pas au destin des peuples, je suis moins déterministe que Baranov.
Quelle relation entretenez-vous avec lui ? Pour l’écriture du roman, vous avez passé de nombreux mois en sa compagnie, ce qui doit être impossible sans un minimum d’empathie…
C’est un peu compliqué. J’ai passé plusieurs années en compagnie de personnages intéressants mais pas tout à fait agréables et j’espérais me libérer de cette compagnie à la sortie du livre ; or ils ont envahi la sphère publique et la mienne. Il est clair que pour écrire ce livre je n’aurais pas pu adopter le point de vue d’un ancien du KGB ou d’un homme d’affaires véreux, de ceux qui entourent Poutine. Mais j’entre dans la tête d’un communicant politique ayant des racines de profonde culture européenne - que Vladislav Sourkov, le vrai, n’a probablement pas -, qui a fréquenté l’académie dramatique et écrit des romans - ce qu’il a effectivement fait. J’avais sans doute besoin d’entrer en résonance avec mon personnage, donc je l’ai fait, et malgré son extrême cynisme, j’ai une certaine sympathie pour lui. Si c’était à refaire, j’écrirais exactement le même livre, même si je pense que je n’aurais pas envie de me lancer : aujourd’hui, personne n’a envie d’entrer dans la tête de ces personnages. Et pourtant, cela reste nécessaire de comprendre, d’analyser, d’entrer dans ces logiques - ce qui ne veut pas dire les justifier.
Vous rappelez que, dès sa première campagne électorale, Poutine est seul aux commandes. Selon vous, cette solitude est-elle constitutive du pouvoir ou est-ce un trait de la personnalité de Poutine ?
Je pense que c'est un trait de sa personnalité, qui fait d'ailleurs partie de la culture russe. Récemment, à la mort de Gorbatchev, on s'est rappelé qu'une des raisons de sa popularité en Occident était le fait qu'il avait à ses côtés sa femme, Raïssa, la première first lady à l'occidentale, qu'on voyait dans les magazines et qui donnait l'impression d'avoir une forte personnalité. Cela plaisait beaucoup en Occident, mais pas en Russie, où on considère que le tsar doit être seul, que le chef ne peut être influencé par personne. Poutine est seul. Il a d'ailleurs divorcé assez tôt dans son mandat. Il a eu des histoires, mais elles n'ont jamais été rendues publiques.
Au-delà de sa vie privée, il apparaît très seul pour décider…
Le roman procède par métaphores, mais c’est ce parcours qui est retracé dans le livre. Il se lève très tôt, dans sa résidence hors de Moscou, et ne rejoint le Kremlin qu’en début d’après-midi, pour y travailler tard dans la nuit, comme le faisait Staline. Les gens qui veulent travailler avec lui doivent être très disponibles. Quand son conseiller part, il dit que personne ne l’a remplacé. Aujourd’hui, le seul conseiller de Poutine, c’est son chien. La solitude de Poutine, son imperméabilité croissante à toute impulsion de l’extérieur, à tout conseil non conforme à sa vision, c’est une dynamique propre à tout pouvoir. Plus longtemps on l’exerce, plus on est concentré sur soi-même et moins on accepte les conseils.
Vous épinglez la rencontre entre Eltsine et Clinton, au cours de laquelle le président américain a eu un long éclat de rire qui a stupéfié les Russes. Dans un pays où le respect est primordial, cet épisode a suscité la honte. En géopolitique, ne manque-t-on pas d’attention à la psyché des nations ?
Tout à fait. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Carl Schmitt disait que le défaut du vainqueur est de n’avoir aucune curiosité pour le perdant. À la fin de la guerre froide, nous avons en quelque sorte été les vainqueurs et nous n’avons eu aucune curiosité pour ce qui se passait dans la tête des perdants. On a des instruments d’observation de géopolitique, mais pas cette capacité d’un point de vue psychologique. La littérature a donc un rôle important à jouer : si vous voulez comprendre ce qui se passe notamment en Russie, son histoire sous Staline ou après la chute du Mur, vous avez intérêt à aller vers les grands écrivains russes. L’œuvre de Vassili Grossman sur le stalinisme a une complémentarité nécessaire au travail des historiens. Le versant plus émotionnel, plus irrationnel est plus difficile à intégrer dans un Powerpoint que le budget de la défense militaire. Or, si vous perdez cette dimension-là, vous risquez de ne pas comprendre ce qui se passe.
La géopolitique aurait-elle donc besoin des sciences humaines ?
Je pense qu’on a besoin d’une panoplie plus large d’instruments pour appréhender la réalité. La semaine dernière, j’ai participé au lancement à Sciences Po, à Paris, de la Maison des Arts. L’idée est que, pour comprendre et faire face au monde d’aujourd’hui, vous avez besoin de croiser tous les instruments traditionnels, mais aussi d’intégrer des pratiques relevant de sphères différentes (littérature, art…). Je pense qu’il est important de faire aussi appel à tout ce qui touche à quelque chose qui n’est pas de l’ordre du calculable et du rationnel.
Giuliano da Empoli, "Le Mage du Kremlin", 280 pp., 20 €, version numérique 15 €
Rencontre avec Giuliano da Empoli le 23 mars, à 19 h, au Théâtre national, dans le cadre du festival Passa Porta. Infos et rés. : www.passaporta.be
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