Se souvenir, quoi qu’il advienne

Paule du Bouchet retourne, 45 ans plus tard, chez des Quechuas. Laure des Accords convoque les contes mapuches auprès d’une femme devenue folle.

À Santiago du Chili, la Villa Grimaldi, où furent torturés nombre d'opposants à la dictature de Pinochet.
À Santiago du Chili, la fresque commémorative de la Villa Grimaldi, où furent torturés nombre d'opposants à la dictature de Pinochet. ©Copyright (c) 2015 Jeremy Richards/Shutterstock. No use without permission.

Les Quechuas chez Paule du Bouchet. Les Mapuches chez Laure des Accords. Un récit pour l’une, un roman pour l’autre. Toutes deux nous conviant en Amérique latine. Au Pérou et au Chili.

Entre 1974 et 1975, Paule du Bouchet a vécu un an dans une communauté indienne de l'Altiplano péruvien. "Insensiblement, sans que j'en aie conscience, cette année-là est devenue une 'année blanche'. Au lieu d'infuser de manière continue, de ruisseler dans ma vie à venir, ces douze mois se sont comme figés." L'autrice, qui fut par ailleurs éditrice, n'a conservé de ces moments "là-haut" (à 4 600 m d'altitude) que des photos prises par celui qui était son compagnon à l'époque - ses dizaines de cahiers remplis de notes ayant été perdus.

En 2016, alors qu'elle passe en revue les fameuses photos avec un autre photographe qui avait aussi séjourné dans cette communauté de Hampatura, l'idée de se rendre là-bas pointe son nez - "nous devons y retourner et leur rendre ces photos que nous leur avons prises". Une idée un peu folle car personne ne les attend sur place. Ne serait-ce un certain Juan, dont elle avait été "madrina de corte cabello" (marraine qui avait coupé les cheveux lors d'une cérémonie traditionnelle quechua). Elle reprend contact avec lui.

Dans L'année blanche, Paule du Bouchet, 23 ans en 1974, revient sur cette année dont elle a tout oublié. Enfin, peut-être pas. Quarante-cinq ans plus tard, les souvenirs affleurent enfin. Ah !, ces moments que l'on aurait voulu vivre intensément mais qui nous échappent "par la force des choses", dans l'incapacité que l'on est de les retenir. Dans ce récit qui raconte deux époques, la plume de Paule du Bouchet se révèle profonde, délicate, humaine. Sereine, aussi. Elle nous épargne d'opposer deux mondes, celui d'avant et de maintenant, nous offrant ainsi la générosité de son regard. "Ha cambiado, no ? Ça a changé, non ? […] Je m'étais promis de chasser toute idée de 'c'était mieux avant'".

Sous la dictature de Pinochet

Pour retracer la destinée d'Amalia, l'héroïne d'Au bord du désert d'Atacama, Laure des Accords convoque les légendes des Indiens Mapuches. Un rempart permettant de tenir à distance les démons qui hantent Amalia depuis qu'elle a été torturée à la villa Grimaldi, de sinistre mémoire. L'autrice plonge dans le Santiago des années 70 et cette effroyable période que le Chili connut sous la dictature de Pinochet (1974-1990). Amalia fit partie de la Brigade Ramona Parra qui réalisait des fresques sur les murs en opposition au général. Exilée en France dans les années 80, elle sera internée dans un service psychiatrique. "Je le vois bien d'où je suis, dans ma chambre-boîte, ici, à l'hôpital d'Aytré, quand j'ouvre grand les yeux, j'ai une vue imprenable sur un corps détroussé. Une poupée cassée. Les yeux vides, cheveux coupés."

À la toute fin de l'ouvrage, l'autrice raconte quand, où et comment elle est entrée en contact avec le tableau dont elle parle dans le roman, œuvre de Irene Dominguez, représentée sur la jaquette de couverture, qu'elle attribue à Amalia. Qui lui a servi de "porte d'entrée" pour conter des trajectoires fracassées. Celles d'Amalia et Eugenio Rosas Contador ainsi que Juanito qui "ont su traverser les vastes immobilités de la souffrance et du deuil - de la folie, aussi - et retrouver au fond d'eux-mêmes la force de se souvenir". Car il ne faut jamais oublier.

--> ★ ★ ★ Paule du Bouchet | L'année blanche | Récit | Gallimard, 115 pp., 14 €, version numérique 10 €

--> ★ ★ ★ Laure des Accords | Au bord du désert d'Atacama | Roman | Le Nouvel Attila, 121 pp. Prix 15 €

EXTRAITS

"Et finalement, le miracle c'est de retrouver ce que je ne savais pas avoir perdu. C'est de retrouver tout comme au premier jour. Tout est intact, non par rapport à une image d'autrefois que le temps aurait lessivée et dont il ne resterait que le filigrane fantomatique, mais comme la virginité dont on parlerait à propos d'une femme dont le mariage n'aurait jamais été consommé." (Paule du Bouchet)

"Depuis combien de temps est-elle ici, enfermée dans cette pièce ? Qu'est-ce qu'on attend d'elle. Qu'est-ce que tu attends Iris? Iris Taven. Et puis elle comprend. Les mots lui font signe. Taven est une anagramme. Il suffit de replacer les lettres dans le bon ordre. L'ordre des choses. Taven... Va-t-en. Voilà ce que ça signifie. Pars. Disparais. Hors de vue, Hors de portée." (Laure des Accords)

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...